Voici un livre qui a fait grand bruit en 2014 et dont le succès s’est confirmé cette année. A force d’en entendre parler de toutes parts j’ai bien failli en être écœurée d’avance; c’est là tout le problème avec les livres primés, on risque l’overdose sans même les avoir lus. Mais ce défilé d’avis tous plus élogieux les uns que les autres a eu raison de mon entêtement à vouloir snober ce genre de best-seller. Et c’est donc un an après tout le monde que je vous donne mon avis sur le livre qui a reçu pas moins de dix prix.

Résumé de l’éditeurOLYMPUS DIGITAL CAMERA

Réparer les vivants est le roman d’une transplantation cardiaque. Telle une chanson de geste, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d’accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le cœur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l’amour.

Mon avis

Tout d’abord, il faut vraiment que je vous parle de l’écriture de Maylis de Kerangal, de sa plume, car celle-ci est de celles qui ne se cachent pas derrière l’histoire, mais qui la servent ou la desservent de manière prononcée. De la première à la dernière page l’auteure joue avec les mots, les manipule, les tord et les assemble dans une abondance de sens, dans un effort constant pour approfondir le signifié. Elle possède un style percutant qui m’a pourtant demandé du temps à apprivoiser, à intégrer dans l’histoire, afin de lui trouver une place et un rôle au-delà des simples mots. C’est une écriture en apnée, aux longues phrases gigognes. Les dialogues, ou plutôt les bribes de phrases que l’on suppose prononcées par tel ou tel personnage, sont inclus, enclavés, au milieu de descriptions toujours plus poussives.

Maylis de Kerangal aime la métaphore, les synonymes, use et abuse du vocabulaire, de la langue française, pour retranscrire des émotions, des sentiments, des instants. Ainsi, pour nous décrire une image, elle en mobilise plusieurs afin de rendre le tableau complet, afin qu’il ne manque rien. Son récit est métaphorique et est appuyé par une écriture dynamique, expressive, collant au plus près de la réalité. L’auteure veut tout nous dire, ne rien négliger, quitte à déborder du cadre de la narration, à noyer l’essence même de son discours dans un amas prolixe. Mais on ne peut que reconnaître et saluer ici le talent de l’écrivain, de l’amoureuse des mots et de la poésie. J’ai été tout d’abord décontenancée, par ce surplus apparent dans le récit, cet emballage volumineux me faisant craindre un manque de consistance dans l’histoire. Et puis, j’ai compris que cette manière de nous présenter les choses était à envisager hors de sa fonction représentative, qu’elle était en fait indissociable du récit. Car la force, et finalement la fonction même de ce dernier est d’immerger le lecteur dans une temporalité où ce qui se joue est difficilement exprimable, car trop puissant, appartenant au domaine de l’urgence, du drame, où l’affect est en suspension, où la pensée est paralysée, où le temps n’a plus de repère car demain apparaît trop lointain. Ainsi, pour combler un vide des personnages il faut surjouer le drame, dans tout ce qu’il traverse, tout ce qu’il colore, à savoir dans les détails les plus minimes. L’auteure abonde dans le détail, dans ces détails qui prennent une dimension unique dans des moments d’une intensité rare, qu’ils soient objets, gestes ou sons, leur existence semble les avoir conduits à ce moment unique où ils vibrent d’une nouvelle tonalité plus tragique.

Maylis de Kerangal parvient parfaitement à retranscrire l’indicible; la douleur non éclose des parents, la difficile position du personnel hospitalier, l’espoir contenu du receveur d’organe.  Et pour ne pas dénaturer la parole, pour ne pas faire de fausse note, elle fait le choix de l’intégrer directement dans une narration purement descriptive. Car la parole dans ce genre de récit, celui de l’instant d’un drame, peut souvent paraître fausse, stéréotypée, décalquée.

Réparer les vivants nous raconte sur 24 heures, un cœur, celui d’un jeune homme décédé tragiquement dans un accident de la route. Ces heures décisives marquent le passage d’une existence à une autre, lorsqu’une vie s’arrête et qu’une autre prend le relais à travers la transmission d’un même fluide vital. Sur la scène de la transplantation il y a les parents, qui doivent rebondir sur l’annonce du décès de leur enfant afin d’autoriser ou non le prélèvement des organes de celui qui, pour eux, existe encore. Car comment peut-il en être autrement alors que le cœur poursuit ses battements ? Il y a les chirurgiens bien sûr, pour qui ce cœur s’inscrit dans le quotidien de leur profession, il y a l’infirmier coordinateur qui a certainement le rôle le plus complexe, il y a enfin, au bout de cette chaîne, la receveuse, pour qui cette fin marque un début.

Le thème du prélèvement post-mortem des organes est douloureux, inconcevable pour beaucoup d’entre nous, exprimé à demi-mots au détour d’une conversation, mais rarement abordé d’une manière franche et parfaitement sérieuse. Maylis de Kerangal le sublime en en décortiquant le processus, en l’ancrant dans une réalité qui ne peut que bousculer, en le plaçant au centre d’un désordre de rencontres où professionnels et familles se côtoient dans une urgence qui se doit d’être parfaitement maîtrisée.

L’auteure attribue aux acteurs de cette pièce une dimension psychique, une intellectualité de l’acte, une réflexion sur leur profession rendant le geste plus humain, plus tolérable, plus acceptable. Mais parfois, elle va peut-être trop loin en accompagnant ces personnages d’une vie intime qui fait tache, qui nous éloigne du sujet central. En effet, l’écrivain part dans des digressions où des scènes du passé de certains refont surface, comme des rêves éveillés, mais sans lien aucun avec ce qui nous occupe. J’aurais souhaité, pour ma part, rester dans la temporalité de la transplantation, car j’ai été trop saisie par le rythme pour m’octroyer des pauses dans le récit. Ainsi, certains passages m’ont paru superflus car en décalage trop important par rapport au reste, et quel reste. Pour autant, j’imagine parfaitement la fonction que l’auteure a voulu donner à ces escapades. Mais, elle a peut-être mal évalué l’emprise exercée à la fois par le thème abordé et la manière de le traiter sur ses lecteurs, pour qui ces divagations peuvent paraître maladroites. Car selon moi, la description des personnages évoluant sous mes yeux n’avait pas besoin, pour se voir doter d’une personnalité, de sortir du cadre dans lequel ils ont été placés dans ce récit, durant les 24 heures décisives. En effet, même si le rôle qui leur est attribué atténue certaines aspérités de leurs caractères, il en fait ressortir d’autres qui se déploient dans un contexte bien particulier certes, mais cela est suffisant et renforce l’unité du récit, qui se veut être concentré autour de la transplantation.

Réparer les vivants est assurément un roman qui mérite son succès. Il est une expérience à la frontière entre la vie et la mort. Il est un questionnement, douloureux certes mais nécessaire, sur la possession que chacun a de son propre corps. Il est aussi une remise en question d’un principe qui semble pourtant être inhérent à la condition d’être humain, notre unité. Ce récit est riche aussi par la plume de l’écrivain, particulièrement intelligente et transpirant la vie, l’ivresse, la frénésie, comme pour faire un pied-de-nez au drame par lequel débute le récit; drame qui surplombe tout le roman, ne se faisant jamais oublier, mais s’inscrivant dans un processus porteur d’espoir. L’on tourne la dernière page presque à bout de souffle, encore sonné par cette décharge pétulante mais finalement heureux, de vivre, de respirer, de pouvoir entendre et sentir les battements de son cœur et d’en mesurer toute la fragilité. Et qu’une telle lecture puisse avoir des conséquences concrètes, à savoir informer son entourage de son choix concernant le don d’organes, rendrait l’oeuvre encore plus belle.

Et vous, ce roman fait-il partie de vos prochaines lectures ? Ou, si vous l’avez déjà lu, en êtes-vous ressortis bouleversés ?

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