L’hiver approche à grands pas, le froid s’est déjà immiscé dans nos intérieurs, la saison du combo plaid/livre/chocolat chaud est là. Vive les lectures glaciales sous une couverture ! J’ai fait le plein de romans propices à frissonner auprès du feu. Vous savez comme j’aime les atmosphères venteuses et silencieuses dans lesquelles une nature peu hospitalière accueille des personnages un brin timbrés. Sukkwan Island s’est présenté comme la parfaite combinaison.
Une île sauvage de l’Alaska, tout en forêts humides et montagnes escarpées. C’est dans ce décor que Jim emmène son fils de treize ans pour y vivre dans une cabane isolée, une année durant. Après une succession d’échecs, il voit là l’occasion d’un nouveau départ. Mais le séjour se transforme vite en cauchemar…
Mon avis
Quand on a treize ans, que notre père nous propose une année loin de tout, juste entre hommes, dans une cabane perdue au fin fond de l’Alaska, à pêcher le saumon et chasser l’élan, ça peut être soit l’expérience la plus incroyable de sa vie, et une autre manière de devenir adulte, soit un calvaire sans nom virant au cauchemar si les éléments ne sont pas amicaux. Roy ne suit pas Jim avec un grand sourire aux lèvres, une excitation poussée au maximum et une envie folle de se retrouver en tête-à-tête avec lui durant les longs mois d’hiver qui les attendent. C’est avant tout pour lui faire plaisir qu’il a accepté ce challenge, espérant peut-être y trouver son compte et un certain amusement pour son âge.
Bien vite, pourtant, les difficultés arrivent. Jim n’a semble-t-il pas évalué tous les risques, ni anticipé les obstacles. Leur organisation souffre déjà : il leur faut emmagasiner des vivres, construire un abris pour le bois, abattre des arbres, faire fuir les ours voraces, rationner les conserves, éviter de poser le pied n’importe où, se protéger de la pluie et du vent. Roy s’escrime le jour durant, ne compte pas ses heures, tandis que son père, taiseux et peu commode, l’abreuve de remarques cinglantes au lieu de l’encourager et de le soutenir.
Dès leur installation dans la cabane, le climat se durcit entre les deux hommes. En lieu et place d’un père et son fils, nous avons deux ouvriers en pleine tempête. Roy fait de son mieux. Jim s’agite et s’énerve. Les journées se suivent et se ressemblent. En nous décrivant le quotidien de ces échoués volontaires, l’auteur distille une tension feutrée où la moindre anicroche dans le programme devient un obstacle colossal à surmonter. Le peu d’affection que se portent nos deux héros, pourtant liés par le sang, ajoute à l’insoutenable situation une étrangeté, une gêne de chaque instant. Ils partagent habitat et nourriture mais se frôlent et ne se parlent qu’en cas de stricte nécessité. Que sont-ils venus faire dans cette galère ? Que se cache-t-il derrière la volonté du père de faire subir à son fils pareille épreuve ?
Les saumons s’entassent, sont fumés, le bois empilé, la cabane prend forme… Et puis, Jim tombe dans un trou, reste alité plusieurs jours, la radio ne fonctionne pas, les ours saccagent leur intérieur. Ce joli coin de nature, lumineux et chaud au cœur de l’été, devient infernal. C’est à décourager les plus téméraires. Roy rêve du confort de sa maison, sa mère, sa sœur, ses amis lui manquent. Et comme si cela ne suffisait pas, son père, la nuit, se confie en murmurant aux oreilles du fils qui, incapable de fermer l’œil, fait semblant, au matin, de n’avoir rien entendu.
M’attendant à une aventure désastreuse autour de la survie dans une nature hostile, j’ai été désarçonnée de voir se profiler une intrigue intime centrée sur la relation entre un père et son fils. On devine petit à petit, à travers les confessions du premier, qu’il n’a pas toujours été le père présent et aimé du second, élevé par sa mère elle-même épouse trompée. Ce périple est l’occasion de se retrouver. Drôle de manière de renouer les liens que de se faire hélitreuiller sur un bout d’île isolée pour y rester douze mois coupés du monde. Jim s’est leurré, Jim a commis la plus grosse erreur de sa vie. Roy et ses treize ans ne sont pas près de retourner à la civilisation.
David Vann entretient une atmosphère nuisible au cœur d’une nature inhospitalière (et encore, les premiers mois sont estivaux) dans laquelle il fait s’épanouir une forme de conflit silencieux. Ici, on n’imagine pas un drame familial prendre place. Et pourtant, si la menace de l’environnement est quotidienne et à prendre au sérieux, l’opposition entre Jim et Roy présente le caractère le plus animal. La férocité de leur entente fait paraître les conditions extérieures comme une piètre adversité. Le lecteur a déplacé le curseur de l’angoisse, non sans jeter un œil aux ours et au ciel, qui sont de formidables accélérateurs de tension, parfait décor au drame à venir.
L’auteur raréfie les dialogues, insiste sur la répétition des corvées, la langueur du jour qui s’éternise, le chaud, puis le froid. Il nous leurre avec le souci du matériel, pour faire diversion sûrement. Une seconde partie succède à une première servant d’introduction, celle-ci se clôturant sur une tragédie. Ensuite, l’horreur, l’effarement, le dégoût alternent dans le cœur du lecteur, qui devra être bien accroché. Quel formidable bouleversement ! Quelle audace !
Ce roman nous donne une leçon sur ce que l’homme est capable de faire dans des situations qui le dépassent, quand la détresse fusionne avec l’aliénation pour produire les comportements les plus extrêmes, les moins rationnels. C’est fascinant et terrifiant.
Plus qu’un moment de lecture divertissante, Sukkwan Island est une expérience inouïe et folle. Un récit comme je n’en ai jamais lu. Il possède une force immersive stupéfiante, une capacité d’attraction prodigieuse, une logique et une connaissance de la nature humaine comme peu d’auteurs savent en rendre compte. Faire fort avec peu. Dire beaucoup en faisant tout juste parler ses personnages. Le fil narratif fait naître une tension allant crescendo. Cette histoire a comme moteur l’Homme, la nature passant au second plan et n’étant pas si sinistre si on la regarde du dessus. L’auteur a patiemment construit le théâtre sur lequel se joue un drame plus jamais reproductible. Une seule et unique fois aura lieu ce crime, puisque les conditions nécessaires sont à la fois nombreuses et rares. Il faut un contexte familial et un décor rendu anxiogène par l’incapacité des protagonistes à l’apprivoiser. J’ai lu un récit original et bouleversant. Longtemps, je me souviendrai de Jim et Roy. La fin m’a néanmoins peu convaincue, jouant sur le catastrophisme ; je n’ai pu y être sensible car elle se déroule dans un nouvel environnement et dans une précipitation qui détonne par rapport au rythme lénifiant de l’île. Elle est symbolique mais, en restant dans le même dessein, je lui aurais préféré un dénouement cadrant mieux avec l’intégralité du texte.
Je vous préviens, David Vann, soit on adore, soit on déteste !
Et vous, quelle est votre lecture glaciale de cet hiver ?
j’ai lu la fameuse page terrifiante juste avant de vouloir m’endormir… c’était raté! Ce bouquin m’avait traumatisée mais j’ai continué à lire l’auteur! Il a un passé qui explique le contenu de ses romans. J’avais aimé Désolations aussi…
Intéressant. J’avoue que je ne le connaissais pas du tout avant de lire Sukkwan Island. Il m’intrigue beaucoup, je lirai d’autres de ses romans sans hésitation ! Si Désolations reprend certains ingrédients de Sukkwan Island (d’après ce que je lis) je crois que ce sera ma prochaine lecture 🙂
Je garde un souvenir très fort de cette lecture absolument fascinant et déroutante…
J’en garderai le souvenir très longtemps moi aussi 🙂
J’aime bien la couverture. J’avais lu la BD qui m’avait glacée aussi.
Cool la BD ! Si j’ai l’occasion de la lire, je le ferai 🙂
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