Voici un roman espagnol que j’ai découvert en naviguant sur le site Babelio à la recherche de romans « à lire » d’après les divers avis, comme je fais parfois. Le résumé m’a facilement séduite par l’atmosphère qu’il dégage, notamment avec la référence à un « Cimetière des livres oubliés » intrigant à souhait. Je n’avais qu’une hâte : celle de plonger dans cette histoire ayant comme de toile de fond l’univers des livres.
1945. Barcelone se réveille après neuf années de guerre. Dans une ruelle étroite, deux silhouettes émergent au petit jour. Un père, libraire, et son fils de 10 ans s’en vont sacrifier à un rituel centenaire. Bientôt, le Cimetière des livres oubliés leur ouvrira ses portes. Parmi les fantômes et les rayonnages, le jeune Daniel choisira un volume, un seul. Ce sera L’Ombre du vent. Dès lors, la recherche de son auteur, Julian Carax, obsédera Daniel jusqu’à façonner le cours de son existence…
Mon avis
Eh bien, je dois dire que ce roman dépasse largement mes attentes et espérances, que ce soit au niveau de l’intrigue, qui se révèle bien plus complexe que ne le laissait présager le résumé, le ton du récit, mêlant drame et humour caustique, ainsi que la large palette de personnages, aux personnalités aussi soignées que le décor dans lequel ils évoluent. En bref, L’Ombre du vent est un roman qui m’a surprise à plus d’un titre, qui m’a décontenancée tout en nécessitant une vive attention, car rien n’est simple dans ce récit.
L’intrigue en elle-même demandera donc aux lecteurs une assiduité et une concentration constante car elle s’étale sur plusieurs niveaux. En effet, elle se déroule sur deux époques et fait intervenir de nombreux personnages reliés entre eux à des degrés plus ou moins importants, qui nécessiteront d’être clairement identifiés au risque de perdre définitivement le fil des relations, et donc de passer à côté de l’histoire.
Nous suivons le jeune Daniel Sempere qui un jour, grâce à son père, fait l’acquisition d’un mystérieux roman unique en son genre, il semblerait qu’il n’en existe pas d’autres exemplaires, et dont l’auteur, Julian Carax s’est évaporé dans la nature. A partir de là, l’ambition obsessionnelle de ce jeune féru de littérature sera de retrouver la trace de cet écrivain afin de mettre la main sur le reste de sa bibliographie. Cette quête lui fera croiser la route de nombreuses personnes, et doucement, sans qu’il s’en rende compte, sa vie se construira autour du passé de Julian Carax et de ceux qu’il a côtoyés.
Ce roman est haletant non pas par son rythme, qui est d’une lenteur maîtrisée, mais celle-ci est imposée par le cours de l’histoire, voulant que les événements se succèdent en douceur, loin de toute précipitation, et mettant à rude épreuve la patience du héros et, par ricochet, des lecteurs. Ce roman est haletant donc car il nous embarque au cœur d’une vie, celle de Daniel ; et avec lui nous franchissons petit à petit les barrières qui le séparent de la vérité, celle qui posera enfin des mots sur la disparition de l’écrivain Carax. Au début, j’ai été légèrement noyée par la multitude de directions empruntées par l’auteur, ne comprenant pas pourquoi ce dernier insistait sur des épisodes en apparence secondaires, qui ne présentaient dans l’instant de ma lecture guère d’intérêt. Car bêtement mon attention était entièrement tournée vers l’énigme Carax. Mais une fois ce mystère suggéré, l’auteur l’abandonne pour nous exposer en détail la vie de Daniel, ses amours, ses amitiés, sa relation conflictuelle avec son père ; et finement il tisse entre eux des fils que l’on croyait à tort éloignés. Il construit un théâtre où se joue un drame à plus grande échelle. Il nous expose les personnages, principaux, puis secondaires, le décor, le drame initial et les événements perturbateurs. Parfois, j’ai eu l’impression de me retrouver devant une scène où les comédiens défilent pour réciter leurs répliques, dans un décor qui évolue au gré des époques, mais dont le personnage central reste Daniel.
En parallèle à son histoire à lui, nous découvrons morceau par morceau le passé de Julian Carax, qui nous est livré par divers personnages, chacun malaxant plus ou moins la réalité en fonction de ce qu’il a à cacher de son propre passé. Car le lecteur percevra bien vite que les discours sont recouverts d’un voile, et que la révélation sur la disparition brutale de Carax pourrait nuire à plus d’un. Le lecteur découvre stupéfait des parallèles étranges entre les deux vies, celles du jeune Daniel et de l’écrivain. Ainsi, les personnages du passé se mêlent à ceux du présent, des similitudes troublantes apparaissent dans les histoires personnelles. Bien souvent, la distinction entre le passé et le présent était volontairement floutée par l’auteur. Je dois reconnaître que cette construction ne m’a pas toujours aidée pour suivre l’intrigue, les personnages se succèdent, les histoires personnelles sont légion, les détails fructifient à mesure que les récits évoluent. Un flot d’informations nous est transmis, faisant appel à un effort de mémorisation tout particulier pour les retenir en vue du dénouement. Je me suis surtout efforcée de bien distinguer le passé du présent afin de démêler les vrais parallèles des simples coïncidences.
L’intrigue est ainsi particulièrement alambiquée, et nous questionne sans cesse sur son aboutissement. Où nous mène donc l’auteur ? Quand, et par qui, saurons-nous enfin ce qu’il est advenu de Julian Carax ? Pour répondre à ces questions il faut revenir dans un lointain passé, et lever en douceur les pans de ce voile obscur. Le lecteur se délectera de ce que nous sert l’auteur pour le faire patienter. Ce dernier s’attarde sur les histoires d’amour de Daniel, pour lesquelles, je dois l’admettre, je n’ai guère palpité. Mais, pour compenser le vide de ces émois, il installe une relation entre Daniel et un personnage haut en couleur, le vagabond Fermin, qui surpasse tous les autres par son charisme, son cynisme, son audace et son humour. Dès que Fermin est entré en scène il a jeté de l’ombre sur les autres ; il est à la fois un immense objet de divertissement pour les lecteurs mais aussi, je pense, un choix peu judicieux de la part de l’auteur en éclipsant le reste de la palette de personnages. J’ai adoré ses apparitions qui sont jouissives, ses répliques mordantes, et le registre qu’il apporte au récit ; il me marquera davantage que le héros qui devient insipide à côté de son camarade. Daniel n’est pourtant pas dénué de personnalité, il s’avère agaçant par ses réactions, ses choix, ses attitudes. Ses troubles d’adolescents sont grotesques dans leur fausse timidité ; sa lâcheté est, elle, parfois révoltante ; son obsession pour Carax serait douteuse si elle ne constituait le point de départ et le cœur du récit ; ses élans du cœur sont parfois incompréhensibles, et finalement l’auteur choisit de pointer le curseur sur une jeune fille qui débarque dans l’histoire et dans la vie de Daniel d’une manière qui m’a fait me désintéresser de la suite de leurs aventures sentimentales. Ce n’est donc pas cette histoire d’amour qui m’aura fait vibrer, avatar immature de la relation unissant Carax à une certaine Pénélope.
Concernant justement Julian Carax, il ne nous est décrit qu’à travers le regard des autres personnages. Ainsi, il se voit attribuer plusieurs visages. Sa personnalité s’épaissit au fil des discours et des souvenirs. Il nous échappe parfois, comme tout individu dont l’on entend souvent parler mais que l’on n’a jamais rencontré. Il est un mythe, un personnage de légende à qui l’on attribue des qualités souvent exacerbées du fait de la déformation inévitable des souvenirs, trompeurs. Carax est un être en éternelle construction, il vit dans les mémoires ; alors que Daniel mûrit à travers ses expériences, d’adolescent il devient adulte. C’est ainsi à un parcours initiatique que se livre ce dernier à travers la quête qu’il s’est fait un devoir de poursuivre. C’est en reconstruisant une existence qu’il construit sa propre vie.
De L’Ombre du vent j’ai énormément apprécié l’intrigue, illuminée par l’humour de Fermin, les références à l’écriture et au pouvoir des livres ont trouvé un écho tout particulier en moi. J’ai aimé me balader dans le Barcelone de l’époque, après la guerre civile, grande absente des livres d’Histoire car écrasée par les deux guerres mondiales. Le dénouement est parfait, dans ce qu’il nous révèle et dans la manière dont il est amené, il est à la fois réaliste, prodigieux et émouvant. L’Ombre du vent est un très beau roman, qui vous saisit pour ne plus vous lâcher, vous embarquant dans une intrigue à tiroirs, où les histoires intimes s’entremêlent, où les relations ne sont jamais simples, s’égayant sous des apparences bien trompeuses.
Et vous, est-ce une lecture qui vous tente ?
Je suis toujours impressionné par la qualité de tes critiques… Tu as mis combien de temps pour rédiger ce texte ?
C’est gentil ça, merci ^^
Eh bien, j’écris mes articles sur une journée, j’y reviens plusieurs fois, je laisse mûrir le tout entre deux relectures. On va dire que je me penche vraiment dessus environ 4 heures.
Très beau travail…
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