En finir avec Eddy Bellegueule, c’est d’abord le titre qui m’a interpellée il y a trois ans déjà, lors de sa parution qui a fait grand bruit. Simplement le titre et rien d’autre. Comme bien souvent j’ai préféré faire abstraction de tout avis, de toute information sur l’écrivain et son oeuvre. J’ai lu le résumé, il m’a plu. Il était question d’élévation sociale sur fond de violences familiales, un sacré morceau.

Mot de l’auteur

En vérité, l’insurrection contre mes parents, contre la pauvreté, contre ma classe sociale, son racisme, sa violence, ses habitudes, n’a été que seconde. Car avant de m’insurger contre le monde de mon enfance, c’est le monde de mon enfance qui s’est insurgé contre moi. Très vite j’ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n’ai eu d’autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre.

Mon avis

Par quoi commencer, sous quel angle critique aborder cet article. Ce livre m’embête beaucoup, il m’a procuré une expérience particulièrement dérangeante, bien loin d’un tiraillement agréable qui remue dans le bon sens. Au bout d’une centaine de pages, tenaillée par l’incompréhension et la gêne, il m’a fallu m’assurer d’un point. Est-ce une autobiographie ? Eh bien oui, ç’en est une. Alors que ce fait aurait pu, dans un autre cas, adoucir mes impressions, il en a été tout autre, exacerbant mon malaise à mesure que l’auteur allait plus loin dans son écoeurante analyse.

Edouard Louis, ou plutôt Eddy Bellegueule (ça ne s’invente pas ! car oui c’est son véritable patronyme) avait mille et une manières d’écrire son histoire. Il a choisi la pire, la plus malhabile. Je ne peux m’empêcher d’imaginer, et je n’ai pu ôter cette image de mon esprit, sa famille découvrant ce texte. Abasourdis ils ont dû être, invités à regagner leurs misérables pénates, exemple du paupérisme que le fils non prodigue s’est gargarisé de dévoiler à visage découvert, sans anonymat.

Le jeune auteur, fier de sa nouvelle position, instaure une distance astronomique avec ses parents, ses origines, son milieu, comme s’il lui fallait extraire ses mauvaises racines au plus vite, arracher la moisissure, faire table rase du passé pour renaître. Le choix du non anonymat témoigne d’un détachement, d’un je-m’en-foutisme prétentieux de la part d’un gamin de vingt ans tout juste éclos. Sa famille n’est assurément pas digne, ou plutôt apte, et il le sous-entend assez vivement, à lire ces mots. Elle n’en est pas capable bien sûr, la littérature ne faisant pas partie des hobbies du bas peuple.

L’auteur prend la place facile de celui qui condamne après être sorti, par une naissance non assistée, de cette matrice destructrice qui lui fait honte. Le désir virulent de s’arracher à son milieu est légitime, je l’entends. Quoi de pire que de ressentir le poids des faiblesses de sa propre famille, de se rendre compte quotidiennement du bourbier qu’est sa condition sociale ? Lui, a fait le choix de placer parents, frères, sœurs, voisins et amis dans le même panier ; issus du même village ils sont solidaires dans l’indigence, masse informe de gens de peu d’intelligence, de valeurs, de tenue.

Eddy Bellegueule (non, je ne l’appellerai pas Edouard Louis comme il l’aimerait) nous propose un voyage dans le temps et l’espace, sorte de cirque aux monstruosités redessinant un paysage poussiéreux, terre natale des classes les plus défavorisées. Ici la fille-mère, là la femme battue, là-bas le mari alcoolique, le fils violent, le délinquant…

L’auteur se complaît à décrire son père alcoolique, sa mère dépassée, ses demi frères et sœurs qui suivent le chemin tracé par des ancêtres ayant toujours plus creusé les sillons de leur chemin de croix. Mais dans quel but ? Quelles sont ses motivations ? Il dit que c’est pour comprendre, oui, mais comprendre quoi ?

Avec le regard de celui qui s’en est sorti, car à le lire c’est une délivrance, une naissance, un renouveau que d’avoir mis à distance cette condition sociale répugnante, il parle de son enfance, de son parcours d’étranger au milieu d’une masse homogène inapte à l’intégrer, lui, pourtant enfant du pays. Garçon efféminé, sensible aux arts, forcé à être timide, il attire les regards, les moqueries et les suspicions.

Sa démarche me gène profondément, je la trouve obscène, odieuse, douteuse. Un malaise diffus ne m’a pas quittée. Le souci du détail, l’acuité fine avec lesquels il décrit scènes de vie, quotidien, festivités, bagarres, galères et lutte acharnée, sont impressionnants, à la fois admirables et effrayants. Il faut être bien solide et sûr de soi pour oser affirmer une telle histoire, l’éclater sur le papier en disant, en criant : « voici d’où je viens et où je refuse de retourner », « voici ma famille, je la hais. »

Ce n’est pourtant pas de violences intra-familiales qu’il a souffert, ce qui bien évidemment aurait suffi à excuser la transparence de sa confidence, c’est la triste réalité d’une pauvreté du 21e siècle, bruyante, vulgaire et souffreteuse. Il nous décrit l’inculture, l’homophobie et le racisme ordinaires, les moeurs villageoises décadentes, la peur de l’autre perceptible dans ce repliement sur soi. Une société à fuir pour qui n’a pas grandi en son sein, et encore Eddy en est-il le plus répugné.

La colère que l’on aurait été en mesure d’accueillir face à un tel récit est remplacée par du dégoût. Or, la colère aurait été préférable car elle est stimulante, passagère et bien souvent atténuée ; alors que le dégoût est tenace, accusateur, il vient des tripes, remugle de tout ce que l’on déteste.

Eddy écrit son adieu, son envolée, envers et contre tous ; il se croit seul, enfant prodige, surdoué, mais il quitte un carcan pour un autre, plus ornementé, plus précieux mais non moins stigmatisant. Il clôt son texte par son entrée au lycée, comme ultime délivrance. Ce récit est aussi celui de l’éveil de sa sexualité, de la découverte et enfin de l’acceptation de son homosexualité, véritable tare dans son milieu.

Il met dans le même sac harcèlement scolaire, chômage de longue durée, alcoolisme paternel, délinquance, violence conjugale, indigence, insalubrité. Il ne dit que le mauvais. Mais quel fils fait une telle chose ? Quel enfant crache sa honte et  son rejet à la face de sa propre famille sans procès, sans pincettes, sans préserver l’intégrité des êtres qu’il massacre ? Quelle sorte d’individu est-il ? Son texte est glacial car vrai, on ne peut en douter. Et cette vérité, celle des faits n’étant pas condamnable, est portée par le dégoût qui est l’émotion la moins sujette aux variations.

Après ça je ne peux vous avouer que j’ai aimé lire ces pages, et pourtant j’ai été impressionnée par l’audace de ce jeune homme, par l’intelligence du social dont il fait preuve, par la mise à distance si aisée qu’il reproduit en chercheur. Il étudie son milieu, sa famille et propose un tableau incroyablement réaliste et profondément gênant. Je suis pourtant persuadée que ce livre il n’aurait pu l’écrire des décennies plus tard. De clairvoyance, il s’agit aussi d’une forme d’immaturité qui ose tout. Je parie que le futur adulte qu’il sera, car il ne l’est pas encore, éprouvera du regret d’avoir été si intransigeant. C’est une intolérance inutile qui ne produit rien de bon.

Et vous, avez-vous lu ce roman ? Quelles ont été vos impressions ?

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