Voici la sélection Exploratology du mois de février. Encore une découverte, encore un livre vers lequel je ne me serais jamais tournée. Marjorie nous offre des saveurs hétéroclites, elle ne se cloisonne jamais, et grâce à elle j’aurai largement étendu mon horizon littéraire. Cette fois-ci elle a pris le pari un peu fou de glisser dans ses colis un livre hors normes, devant lequel j’ai ressenti quelques craintes. J’ai été acculée, obligée de me rendre et de reconnaître que, pour une fois, la science-fiction a eu raison de moi.

Résumé de l’éditeur

Deux scientifiques mettent au point un procédé révolutionnaire permettant de retourner dans le passé. Une seule et unique fois par période visitée, pour une seule et unique personne, et sans aucune possibilité pour l’observateur d’interférer avec l’objet de son observation. Une révolution qui promet la vérité sur les périodes les plus obscures de l’histoire humaine. Plus de mensonges. Plus de secrets d’État.

Mon avis

Je sors de cette lecture sonnée. Le texte nous est présenté sous la forme d’un film documentaire, interdit par la Chine car touchant à l’ultrasensible. Le lecteur a droit aux détails techniques, c’est amusant, il pourra ainsi se représenter la manière dont sont filmés les intervenants.

Le récit commence de façon scientifique. Akemi Kirino, une Japonaise, explique comment elle a créé un procédé révolutionnaire. Partant de la vitesse de la lumière, le passé de l’univers serait inscrit dans des particules. L’observation de ces particules nous permettrait de revivre le passé, une seule et unique fois car celles-ci s’autodétruisent par l’expérience même. C’est intriguée que j’ai entamé cette lecture, m’attardant longuement sur ces particules –kesako ? –, pour comprendre bien vite que là n’était pas vraiment le sujet.  Je passerai sur la véracité scientifique d’une telle démonstration, peu importe. L’essentiel réside dans l’aspect non reproductible de ce voyage dans le temps.

Ce roman est aussi court que d’une richesse infinie. Celle-ci tient pour beaucoup dans la structure du texte, qui permet à plusieurs voix de s’élever, formant un tricot d’idées multiples. C’est dynamique,  fécond, les doigts se lèvent dans la salle, les questions fusent, les réponses sont envoyées. Les sceptiques ont aussi droit à la parole. Je me suis représentée le texte ainsi : une salle de conférence avec d’un coté la partie pratique, l’expérience temporelle, et de l’autre la théorie qui invite au débat, aux questionnements. C’est diablement astucieux.

Ainsi nous suivons, sur plusieurs années je crois, les débuts et la fin de cette machine incroyable qui permet à tout un chacun de revivre – dans une sorte d’IRM – un instant défini du passé. L’auteur a choisi de se concentrer sur une page précise de l’Histoire, qui m’était méconnue, celle de la guerre sino-japonaise ayant eu lieu quelque temps avant la Seconde Guerre mondiale. Elle en est la petite sœur, écrasée par la grande. Une zone de la Chine a été le théâtre d’atrocités commises par les Japonais, expériences sur des humains, vivisections, tortures, séquestrations, en vue de créer des armes bactériologiques. C’est tout bonnement monstrueux.

Le procédé de Kirino offre l’occasion de poser enfin la vérité sur ces faits, tus par l’Histoire, moulinés par les années à venir. Les Japonais, comme les Chinois, n’en veulent pas, ce fâcheux épisode est mort et enterré, passons à autre chose. L’expérience proposée permet aux descendants des malheureuses victimes d’enfin savoir, que s’est-il réellement passé en Mandchourie ? Il ne s’agit pas de faire voyager des historiens ayant un regard purement objectif, observateurs consciencieux qui noteraient scrupuleusement les détails pour combler les trous de l’Histoire, mais des citoyens lambda, mus par la vengeance, la colère ou le souvenir, porteurs de leurs fantômes qui leur soufflent aux oreilles « Vas-y ».  Et c’est là que se pose le problème central, l’information ne pouvant être stockée elle ne peut être traitée que par le cerveau humain qui l’absorbe.

En réalité, ce procédé soulève de nombreux questionnements, légitimes. Dans quelle mesure faire revivre le passé permet-il de mieux le comprendre ? Est-il nécessaire de voir pour croire ? Puisque revivre c’est effacer, le procédé n’est-il pas finalement un destructeur d’Histoire ? Que retiendra l’observateur des scènes vécues ? Que faire de ces témoignages, ceux d’individus contemporains envoyés dans une époque inconnue ? Quelle valeur ont-ils ? Qui est responsable de ce passé à présent que la géopolitique a retracé les frontières ? Que faire de tous ces passés qui gravitent autour de nous, à la portée de tous ? Que vaut le travail des historiens et les témoignages de ceux qui y étaient ?

« Evan croyait qu’il se produirait une prise de conscience de cet ordre avec le voyage dans le temps. Voir et entendre le passé vous interdirait de rester apathique. »

Ce roman est une pépite. En peu de pages il apporte une réflexion d’une densité folle. L’auteur alimente son texte à partir de ce qu’il a créé, ce procédé innovant que l’on ne peut qualifier d’absurde tant la démonstration qu’il en fait paraît éprouvée. On y croit à cette machine. Partant de là, le reste est tout aussi crédible. Piocher dans le passé du monde un chapitre à la fois discret pour l’humanité entière et dramatique pour un peuple ciblé permet de dérouler les atrocités sous forme d’instruction, la majorité des lecteurs étant, je pense, peu au fait. Car l’auteur n’a rien inventé, et c’est là que son génie se dévoile. Il dessine une histoire fictive en prenant pour principale matière une réalité qui déjà en elle-même suscite la crainte et la suspicion. S’il avait choisi la Shoah son texte n’aurait pas été aussi poignant. Car entre le Japon et la Chine ces évènements couvent, n’ayant jamais été totalement clarifiés par des excuses formelles, des commémorations, des monuments, la reconnaissance des victimes ; ils n’appartiennent qu’au passé, vivant peut-être à travers les familles concernées, mais elles ne peuvent en porter le souvenir à elles-seules très longtemps. Condamnées à s’éteindre, ces atrocités n’ont pas connu le même traitement que d’autres drames mondialement reconnus. Aussi, le choix de ce conflit est judicieux et remarquable.

L’homme qui mit fin à l’histoire interroge, grâce à une invention, le travail de l’historien. Est-il un simple conteur ? Une sorte de romancier ? Un scientifique se contentant uniquement des faits, et rien que des faits ? Un porte-parole ? Un chercheur ? Il interroge aussi la mémoire collective, ce qu’un pays fait de son passé, le pouvoir qu’il a d’éteindre les incendies les plus mortels et d’effacer toutes traces de son existence. L’humanité tout entière fait des choix pour son Histoire, elle trie ce qui est à garder, à commémorer, à bannir ou à dresser en exemple, sous couvert d’une fluidité de la chronologie qui ne tolère pas la superposition des drames ; à chaque époque son évènement, à chaque époque ses morts. Ceux qui empiètent sur le territoire des victimes voisines n’ont pas droit au même deuil.

« La souffrance des victimes relève-t-elle du domaine privé, ou participe-t-elle de notre histoire collective ? »

Les interventions sur cette scène qui est en fait un tribunal où l’on juge à la fois la machine et son inventeur, sont tantôt celles des volontaires à peine remis du traumatisme causé par leur voyage, tantôt celles de scientifiques, de politiques, de citoyens. Il y a même le témoignage d’un tortionnaire japonais dont la parole est remise en doute, soupçonné d’avoir subi un lavage de cerveau de la part des communistes chinois.

Et puis il y a ce couple formé par Kirino, la Japonaise à l’origine du procédé, et son conjoint Evan Wei, celui qui a réellement mis en place l’expérience, un Chinois obsédé par sa machine. Leur histoire est elle aussi un drame. À la fois porté par le souci de la stricte vérité, celle qui offre l’apaisement aux descendants des victimes, et par la cause scientifique de son épouse, Wei s’est perdu. On lui a fait porter le poids des réminiscences et du passé, car ouvrir la fenêtre c’est être responsable de ce qui circule au travers.

Ken Liu mobilise ce qui permet de juger les évènements, il nous sert sur un plateau les faits, tels qu’ils ont été rapportés, les circonstances, le contexte, les souvenirs, les interprétations et les conséquences du silence. Du haut du siècle écoulé nous observons à la loupe ce qui a eu lieu à l’époque. L’auteur approche à l’objectivité pure dans son texte, une idéalisation de ce que devrait être l’Histoire, si sa machine existait vraiment. Mais il en mesure rapidement les limites avec lucidité et discernement. Il expose le « pour » et le « contre » intelligemment, faisant intervenir des figures qui ont droit à la parole, de tous niveaux, de tous rangs, concernées au plus près ou simple spectateur. C’est un journalisme complet qui ne cesse de se remettre en question.

L’Homme qui mit fin à l’histoire est à lire pour son originalité, pour son érudition, pour le génie de l’auteur, son habileté narrative et son combat anti-négationniste, car cette œuvre en est le témoin. Simple regret, qu’il n’ait pas poussé son histoire plus loin. Il a tout exposé en quelques dizaines de pages de manière claire et précise mais, dans une esthétique romanesque, raconter davantage aurait été plaisant. Pour cela il ne manquait certainement pas de matière.

Et vous, que pensez-vous de ce genre de récit ? Êtes-vous friand de science-fiction ?

Rendez-vous sur Hellocoton !