Anima de Wajdi Mouawad n’aurait jamais vraiment dû se retrouver dans ma bibliothèque. Absent des blogs et réseaux, plus trop d’actualité, sollicité par des lecteurs avertis, ce roman m’a finalement séduite alors que j’étais à la recherche de futures lectures sur un site de livres d’occasion, le voyant apparaître parmi une sélection d’autres thrillers plus classiques. J’ignorais qu’au même moment, Goran était en train de s’en délecter.

Résumé de l’éditeurAnima - Wajdi Mouawad

Lorsqu’il découvre le meurtre de sa femme, Wahhch Debch est tétanisé : il doit à tout prix savoir qui a fait ça, et qui dont si ce n’est pas lui ? Éperonné par sa douleur, il se lance dans une irrémissible chasse à l’homme en suivant l’odeur sacrée, millénaire et animale du sang versé. Seul et abandonné par l’espérance, il s’embarque dans une furieuse odyssée à travers l’Amérique, territoire de toutes les violences et de toutes les beautés.

Mon avis

Anima est un livre qui ne ressemble à aucun autre. Sorti de la tête d’un homme à l’univers et l’imagination féconds, il relève davantage de l’expérience. Le lecteur, dont la passivité est trop souvent sollicité, devra ici apprendre à déchiffrer les codes d’une histoire racontée par une voix originale et soumise à des règles peu communes, pour un résultat surprenant, torturé et équivoque.

Notre personnage principal, un individu au nom imprononçable, découvre le cadavre salement amoché de sa jeune épouse, Léonie, enceinte de quelques mois au moment du meurtre. Il faut être hautement gradé sur l’échelle de la perversion pour torturer et violer à un tel degré le corps d’une future mère. Wahhch demeure sans voix face à ce crime sans précédent. À partir de cet instant, son seul et unique objectif sera de mettre la main sur le coupable. Non pour l’anéantir comme il le mérite, mais pour avoir la preuve que, lui, est innocent. Car dans son esprit, rien n’est au clair concernant sa possible responsabilité dans la mort de sa femme. Si l’atrocité de la mise en scène a réveillé des choses en Wahhch, ce ne sont ni la haine ni la colère contre un ou plusieurs individus, mais une farouche détermination à soulever la part d’ombre en lui. Ce crime est sensé dans l’histoire de la vie de notre héros. Et c’est ce sens qu’il tentera de percer tout au long de ses prochaines pérégrinations.


Les humains […] ont reçu la pure verticalité en présent, et pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un invisible poids. Quelque chose les affaisse.


Wahhch se lance à la poursuite de l’assassin de Léonie, rapidement démasqué. Il pénètre ses terres sacrées, une région canadienne habitée par des descendants d’indiens et meurtrie par des guerres de tribus et des trafics en tous genres, et rencontre des individus qui ne lui veulent pas que bien et n’en ont que faire de sa quête personnelle. Jusqu’à un prochain meurtre, commis avec la même rage que le premier, sur une femme avec laquelle Wahhch aura eu, le temps d’une nuit, des relations sexuelles.

La trame, comme je vous la livre, ne présente rien de particulièrement remarquable. Et pourtant, y plonger c’est ne pas en sortir et en ignorer la profondeur. Entre enquête policière, menée par l’époux de la première victime, et quête d’identité de ce même personnage, l’auteur nous balade dans une réalité gorgée de violence où les êtres ont à tout jamais effacé les limites de leur propre humanité. Face à ces hommes ivres de fureur, Wahhch offre un visage égal et une parole constante. Plein de tempérance, et surtout aveuglé par sa propre ténacité, il s’enfonce dans les tréfonds de sa personne, certain qu’en bout de chemin se trouve la vérité sur ses origines.

La narration a ceci d’originale qu’elle est menée par des voix animales. Les courts chapitres sont les interventions pleines de clairvoyance des animaux croisant la route du héros, sauvages ou domestiques, insectes ou vertébrés, ils pensent les hommes à leur manière, curieux face à leurs comportements sauvages mais raisonnés auxquels leurs instincts n’ont rien à envier. C’est à se demander lesquels sont les plus brutaux. Quand le charognard énuclée sa proie par faim, l’homme éventre sa victime par simple goût du meurtre. Spectateurs silencieux, ils relatent ce qu’ils voient et entendent de la course folle de Wahhch, chez lequel ils perçoivent un trouble, une profondeur, une sensibilité, imperceptibles aux autres humains, et qui le rendent plus proche du moindre animal que de ses propres congénères. Il est d’ailleurs le seul à prêter attention à ces petites vies, araignée, chat ou oiseau, leur faisant au passage un clin d’œil amical. Mais c’est avec un chien qu’il se liera pour de bon.

Les noms latins de ces narrateurs d’un nouveau genre, donnés en début de chapitres, ont nécessité de petites recherches, exercices amusants auxquels je me suis livrée avec plaisir ; souriant face à la mignonnerie bénéfique et nécessaire de ces animaux que l’on connaît tous.


L’aimer, c’était l’aimer plus. Lui dire son amour était impossible puisqu’à l’instant où il voulait lui dire Je t’aime, déjà il l’aimait davantage et il lui aurait fallu le lui redire et le lui répéter pour être à la hauteur de cette enivrante addition.


Anima explore de nombreux thèmes autour de l’histoire de l’Homme : les civilisations, la guerre, le meurtre, la domination, l’esclavagisme, la sexualité, la religion, les croyances. La traque de Wahhch fait des soubresauts ; des scènes d’une rare violence, entre humains ou envers les animaux, dévient de notre trajectoire initiale, dont l’on peine à suivre le fil directeur. Alors qu’en cours de route je me suis parfois sentie abandonnée, seule dans un récit dont je ne comprenais pas toujours la portée et l’intention, j’ai retrouvé mon chemin à la fin, quand Wahhch découvre Wahhch. Alors j’ai lu l’apogée de l’horreur, l’exposé froid d’un fait historique, un carnage, difficilement supportable, qui colle au visage de notre héros la vérité glaçante de ses origines.

En sortant de ma lecture, je reste un peu confondue, par certaine d’avoir bien saisi l’intégralité du propos de l’auteur, aux multiples plis et replis. Je sais qu’il a voulu nous parler d’une de ces visions pessimistes et funestes qui font de l’homme un monstre, plus sanguinaire que le plus enragé des animaux.

Anima, malgré son titre, est une histoire d’hommes, l’histoire des Hommes, sanglante, féroce et répétitive. J’ai découvert en Wajdi Mouawad un écrivain qui ose sortir des rangs pour proposer une lecture déconcertante sur une thématique éprouvée : quand le héros se cherche en cherchant un autre que lui. Qu’on soit séduit ou non par le procédé, on ne peut oublier cette manière bien particulière de raconter. Il paraît qu’il a fallu dix ans à l’auteur pour écrire ce livre. C’est énorme, mais c’était sans doute nécessaire pour achever un texte si empreint de maturité intellectuelle, de connaissances et d’ironie. Car l’humour noir de cette histoire ne fait, pour moi, aucun doute.

Et vous, connaissez-vous cet auteur libano-canadien, aussi metteur en scène et comédien ?

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