L’année dernière j’ai lu La liste de mes envies de Grégoire Delacourt, et je n’en garde pas un souvenir fameux. Aussi, je pensais avoir définitivement mis de côté cet auteur. Jusqu’à récemment où une personne bien intentionnée m’a glissé ce livre entre les mains sans rien me dire d’autre que « lis-le ». Soit. Cette personne étant de confiance, j’ai avalé ma rancune et accepté de laisser une seconde chance à l’écrivain, en me promettant qu’elle serait la dernière. Ai-je bien fait ?
Antoine, la quarantaine, est expert en assurances. Depuis longtemps, trop longtemps, il estime, indemnise la vie des autres. Une nuit, il s’intéresse à la valeur de la sienne et nous entraîne au cœur de notre humanité.
Mon avis
Ce que j’ai vécu avec ce livre est assez incroyable. La comparaison entre les deux romans ne l’est pas moins, car elle est stupéfiante de contraste, j’ai détesté l’un et adoré l’autre. Avec On ne voyait que le bonheur j’ai reçu une claque en pleine figure, rare, imprévisible. Ce roman est une pépite. Je pourrais m’arrêter là, ne rien dire de plus, vous laisser simplement ouvrir les pages et découvrir ce qui a bien pu m’émerveiller à ce point, me transporter, me secouer. Mais je vais quand même vous en parler, comme je l’ai fait avec La liste de mes envies, ce roman le mérite amplement.
Ce n’est pas une histoire classique, il n’y a pas d’intrigue, il n’y a ni début, ni fin, la ligne directrice n’est pas droite, l’horizon inexistant. Au premier abord, j’ai été interloquée ; qu’avais-je donc entre les mains ? Les chapitres sont expédiés, le fil se déroule, on suit tant bien que mal les idées qui s’empilent. L’on s’interroge sur le narrateur, à qui donc parle-t-il ? Puisqu’il semble bien s’adresser à quelqu’un. Est-ce une lettre ? Une longue confession ? Puis, l’on comprend tardivement qu’il parle à son fils, Léon.
La trame est floue, difficile même parfois, mais il faut persister, c’est essentiel. Car il y a cette écriture, cette plume ; elle est le tout du livre et m’a sidérée. Les phrases, courtes, du genre qui me rebute d’ordinaire, grouillent de sens, d’idées, de sous-entendus, d’intelligence. À chaque ligne se trouve un quelque chose à gratter, les mots sont pesés et assemblés minutieusement. Rarement je n’ai lu de texte aussi dénué de superflu, de détails inutiles. Il est brut, aiguisé, sculpté à la perfection, le résultat est saisissant. J’ai dû m’arrêter à de multiples reprises car la lecture est haletante ; quand je me contente parfois de survoler des paragraphes ornementaux, ici en sautant une ligne je sautais un monde. Alors bien sûr, il ne faut pas être pointilleux sur les transitions, sur une parfaite fluidité, non. Mais le travail de recherche et de construction est tel que le souci de limpidité est secondaire. À chaque phrase perce l’impétuosité de l’auteur qu’un effort de linéarité aurait brisée.
J’ai mis du temps à lire ce roman, dix pages équivalaient à une centaine. Et pourtant, j’étais plongée dedans, toujours avide d’en lire plus. J’aurais pu relever des dizaines de citations, les inscrire dans un carnet pour les relire plus tard, mais ce n’est pas dans mes habitudes, je ne suis pas assez méthodique pour cela. Il m’arrive rarement de buter sur une phrase, de me dire, « waouh, celle-ci mériterait d’être partagée », alors quand ceci se produit plusieurs fois dans un même livre, c’est du domaine de l’irrationnel, et pourtant.
Dans On ne voyait que le bonheur, il y a tout de même une histoire racontée en pointillés, comme une respiration, haletante. L’on ne sait pas trop où nous emmène l’auteur, on suit le personnage principal, un certain Antoine, père de famille, travaillant dans les assurances, séparé de la mère de ses deux enfants, il a été abandonné par sa propre mère après que l’une de ses sœurs a été retrouvée morte dans son lit, l’autre, sa jumelle, s’est rapprochée de lui, une relation fusionnelle est née. On découvre cette étrange famille, disloquée, muette, la place de chacun est difficile à établir, tant les parents paraissent absents et les enfants devenus adultes beaucoup trop tôt. Le schéma classique est démantelé, l’autorité parentale est quasi inexistante, les émotions enfantines sont étrangement accueillies, la mort est étouffée, l’ambivalence règne sur les modes d’expression, l’on ne s’étend pas sur ses sentiments.
Jusqu’au drame central du récit Antoine m’apparaissait comme un être pitoyable. Marqué par les abandons multiples il brille par sa lâcheté, sa faiblesse de caractère, mais au moins il en a conscience, il ne s’en cache pas, au contraire il se dénigre sans cesse ; Antoine n’est pas un lutteur, il a plutôt tendance à fuir. Et puis, un premier livre se referme sur un événement tragique, bouleversant, inconcevable, qui m’a remuée. Le récit prend alors un virage violent. Un second livre s’ouvre, le narrateur devient Joséphine, la fille d’Antoine, qui n’était jusque-là qu’un nom dans l’arbre généalogique. Le ton change, le cœur du lecteur se serre devant cette personnalité en contraste saisissant avec celle de son géniteur. Elle possède les qualités dont il est dénué.
Ici, nous ne sommes pas dans le sentiment, ni dans l’émotion, le récit est un constat fait par Antoine, sur sa vie, sur ce qui l’a mené à un point de non-retour. La brutalité du drame n’est pas amoindrie par la prise de recul des personnages, au contraire, leur conduite l’accentue. Et j’ai apprécié sa façon, celle d’Antoine, et donc celle de l’auteur, certes scandaleuse, de traiter ce qui aurait pu figurer dans la rubrique faits divers d’un quotidien ; en l’abordant du côté de l’analyse, comme un cas d’étude, et non du côté des regrets, englouti dans un surplus d’émotions.
On ne voyait que le bonheur est un roman atypique, d’une cruauté sans nom, qui nous montre l’horreur, l’indicible, sous une forme sinueuse, happant le lecteur au moment où il s’y attend le moins. La construction du récit est telle qu’elle nous offre une expérience de lecture inédite. Ce livre nous plonge au cœur d’une vie, d’une existence, pathétique, routinière, cruellement triste mais si banale, qui prend un tournant horrifique ; celle d’Antoine, un individu qui poursuivra sa route dans votre esprit bien longtemps après que le livre se sera refermé. C’est un personnage qui ne cessera jamais de m’interroger, car à travers lui je me suis questionnée sur ma propre existence, sur les choix faits, sur les traces de mon passé dans mes actes du quotidien, dans les relations que je construis. Ce roman c’est aussi l’effet papillon, les conséquences d’actes anodins, l’accumulation de petites blessures, d’absences, de manquements, de points de suspension. Il fait froid dans le dos. Et puis il nous laisse sur un univers de suppositions variées quant au devenir des personnages, car il se clôt sur un début, une nouvelle histoire. Mon esprit est frustré bien sûr, Et ensuite ? Mais ce final est d’une beauté inouïe. Il se veut optimiste, encourageant, mais le doute persiste, car la question du pardon plane jusqu’à la dernière ligne.
Je ne peux que vous conseiller ce petit bijou littéraire, étonnant et bouleversant. Malgré une lecture rendue ardue par des phrases courtes mais riches de sens, il est d’une profondeur et d’une intelligence rares. Je vais vous faire une confidence : ce livre, j’aurais voulu l’écrire.
Et vous, qu’avez-vous lu de Grégoire Delacourt ?
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