Ha ! Leïla Slimani… Depuis le prix Goncourt c’est l’invasion de Chanson douce. C’est bien simple, où que j’aille quelqu’un sera en train de le lire. J’ai frôlé l’indigestion. C’est le problème avec ce prestigieux prix : certains ne lisent qu’un seul livre par an, le Goncourt. Une aubaine pour l’éditeur qui fait son chiffre avec un seul ouvrage. Voici pourquoi, chaque année, je me refuse à le lire. Je n’ai absolument rien contre l’auteur, au contraire même puisque j’ai beaucoup aimé son titre primé, et je dois avouer n’être pas peu soulagée de l’avoir parcouru avant sa récompense, sinon je serais volontairement passée outre. Je ne sais pas si Leïla Slimani mérite plus que d’autres ce prix, mais elle ne mérite certainement pas qu’on la mette de côté. Aussi, j’ai laissé passer quelques mois avant de revenir vers elle, le temps que le soufflé retombe (ce qui n’est pas tout à fait le cas, Chanson douce m’a suivie à la trace pendant mes vacances). C’est avec un récit sur un thème osé mais, ne nous mentons pas, fort intrigant que je la fais revenir ici. Dans le jardin de l’ogre aborde l’addiction sexuelle chez la femme. Prometteur.
Adèle semble heureuse avec Richard, le médecin qu’elle a épousé. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de collectionner les conquêtes. Dans le jardin de l’ogre est l’histoire d’un corps esclave de ses pulsions que rien ne rassasie.
Mon avis
Leïla Slimani nous offre un texte dans la lignée de Chanson douce (ou plutôt l’inverse). Qui a aimé celui-ci, aimera celui-là, ça ne fait aucun doute. Nous retrouvons tous les ingrédients qui ont fait son succès : une obscure héroïne en déliquescence, une famille noyautée par un drame sinueux et une enfance à l’abandon.
Ici l’écrivain dresse le portait d’Adèle, épouse et mère, mordue par une sexualité ardente. Le récit est rythmé par ses lâcher-prises de caniveaux, moments de shoot à vomir qui se répètent depuis des années, s’entraînant les uns les autres. Adèle est un personnage épais et torturé, malheureuse comme une tombe. Malade, oui elle l’est. Malade du vide, besoin de se remplir toujours plus d’autres hommes, d’autres chairs vives qui n’attendent qu’elle. Plus qu’un besoin de combler le creux en elle – elle n’est qu’abîme – c’est celui d’être maltraitée, bafouée, violentée, écartelée. Elle vit la sexualité comme une lutte, la lecture d’une partition psychotique, le saut dans un acte acharné, incontrôlé, où elle se perd en se donnant. À chaque fois elle s’amincit, se rétrécit toujours plus jusqu’à devenir un fil sur lequel ses amants ivres ne font que passer. Adèle est la femme névrosée. Elle se pense libre mais ne l’est pas, prisonnière de son corps, des pulsions obscènes qui s’emparent d’elle sans prévenir et la clouent au mur. Elle devient pantin d’elle-même, échoue sur des carcasses d’hommes, écarte les cuisses au tout-venant, se glisse dans des lits poisseux, récoltent des odeurs inconnues et viciées. Adèle répugne. Difficile a été la lecture de ses échecs, car il s’agit bien de ça, faiblesse du corps et de l’esprit, elle n’oppose aucune résistance. Adèle n’est plus grand-chose qu’un objet qu’on s’échange. Au-delà du désir, c’est un arrachement à soi, une dépossession.
Leïla Slimani opte pour une addiction sexuelle que je qualifierais de passive. Elle est sûrement bien différente de celle des hommes. J’imagine qu’il a été plutôt malaisé de narrer la maladie, de s’emparer d’elle, de transformer ce que l’on connaît de la sexualité en un théâtre odieux qui n’est que souffrance. Elle fait d’Adèle un être disloqué sur l’autel du sacrifice. Adèle est d’ailleurs, hors la sphère putride du sexe, une femme renfermée, inquiète, à la limite de la paranoïa – conséquence logique de la pathologie –. Elle inspire la pitié. Mais en offrant le visage émacié d’une victime apeurée elle accentue d’autant plus la laideur de son autre visage. L’auteur pousse à l’extrême la sexualité féminine dans sa vision très archaïque : recevoir l’homme, boucher ses orifices par l’organe mâle. Il faut du talent pour martyriser le plus beau avec autant de franchise, sans poudre aux yeux.
Dans le jardin de l’ogre est un roman affligeant et triste. Les scènes de sexe glaciales ponctuant le récit sont insoutenables, l’indifférence d’Adèle fait froid dans le dos. Au juste, que devais-je ressentir pour elle ? En écho à Louise (la nourrice de Chanson douce), je me retrouve dans une ambiguïté émotionnelle difficile à mettre en mots. J’admets pourtant n’avoir jamais éprouvé de commisération. Si la malade était célibataire, pourquoi pas, si elle n’avait pas donné la vie, peut-être. Or, est une nouvelle fois abordée ici l’enfance abandonnée et maltraitée. La première victime de la tragédie étant le jeune Lucien, le fils. Petit être en souffrance qui essaye de capter l’attention maternelle, il glisse lentement vers un repli dangereux pour lui et les autres. Adèle le frôle et l’ignore, cherche à s’en débarrasser à tout prix, fuit sa maternité, n’entend pas ses plaintes muettes ni ne voit les signes d’un éboulement, peut-être irréversible. Quant à Richard, son époux, j’ai envie de le pleurer, personne ne peut plus rien pour lui.
Le fil du récit est scandaleux, le final est terrible. L’auteur massacre la famille, elle renouvelle le crime, elle aime ça. Le lecteur, dans une position inconfortable, regarde se déliter ce qui tenait droit, ce qui faisait illusion grâce à la prouesse mensongère de la femme. Est-ce vraiment une maladie ? Difficile à admettre si l’on suit l’idée de Leïla Slimani qui en fait une boîte de Pandore.
On reconnaîtra sa plume qui jette les mots dans un seau, balance le texte. C’est une écriture très distancée par rapport au sujet, un peu désabusée même, elle énonce un constat. L’auteur sait déjà tout, comme si en écrivant elle ne découvrait plus rien de son personnage. Elle porte sa vérité, sans aller plus loin, sans chercher à pousser l’analyse. Aussi, nous ne saurons pas pourquoi mais comment. Libre au lecteur de faire ses propres déductions, d’inventer, de reconstruire. Leïla a joué son rôle de transmetteur d’une histoire qui a circulé en elle avec une aisance troublante.
Dans le jardin de l’ogre raconte une destruction, un suicide à retardement qui emporte avec lui un père et son fils. C’est un roman qui s’assume totalement, et c’est ce que je commence à apprécier chez Leïla Slimani. Elle remue des thèmes lourds avec adresse, sans avoir peur de malmener son lectorat, en cachant des pans immenses de l’intrigue sans crainte de lui porter préjudice. Se dégage de ses textes une honnêteté appréciable.
Néanmoins, son procédé narratif, clairement identifiable, ne risque-t-il pas de s’émousser avec le temps ? L’avenir nous le dira.
Et vous, avez-vous pu échapper au phénomène ?
Ca a l’air assez glaçant comme lecture.
Oh que oui, ça l’est
Oui, j’y ai échappé et je vais échapper encore de nombreuses années…
Oh tiens, tu m’étonnes :p
J’ai « échappé » à la lecture si l’on veut, disons plutôt que la thématique de ce roman me parle moyennement et que j’attends que « l’effet Goncourt » soit passé pour lire Chanson Douce qui est sur ma liste depuis sa parution…
Et sinon, je suis tombée par hasard sur ton blog et je voulais juste te dire à quel point j’apprécie de lire des chroniques aussi bien écrites. Une vraie analyse couplée à un beau style, ce n’est pas si courant sur la blogosphère et c’est un régal!
Bienvenue ici Magalie 🙂
Merci beaucoup pour ce si joli commentaire, ça me touche !
Il serait dommage de ne pas lire cet auteur, qui a du talent. Je t’encourage donc à la découvrir 🙂
J’ai beaucoup aimé Chanson douce mais celui-là, par son thème, me tente moins. Il me donne l’impression qu’elle essaye de surfer sur une mode… m’enfin, je peux me tromper ! J’attends son prochain, quoi! 🙂
Alors je précise que ce roman est sorti en 2014, soit avant Chanson douce, et pour ma part c’était la première fois que je lisais un roman abordant ce thème (l’addiction sexuelle féminine).
Il serait dommage que tu fasses l’impasse, surtout si tu as apprécié Chanson douce 🙂 🙂
Je l’ai acheté mais pas encore lu, après ma lecture de Chanson douce…
Tu fais donc partie de ceux qui ont sagement patienté !