Bousculée par le merveilleux roman Amours, j’ai jeté un œil plein de convoitise sur la récente parution de Léonor de Récondo, Point cardinal, oubliant la déception suscitée par Pietra Viva. J’ai souhaité le lire avant qu’on ne le voie trop, mais je crois que c’est raté… Il n’empêche, j’avais confiance en l’écrivain. Qui plus est, le thème de la transsexualité (il paraît que le mot fait peur…) m’a toujours fortement interpellée. Au passage, monsieur Busnel, vous aviez tort, ce terme est bien employé dans le roman, même si, je vous l’accorde, il n’apparaît qu’une seule et unique fois 😉

Résumé de l’éditeur

Sur le parking d’un supermarché, dans une petite ville de province, une femme se démaquille. Enlever sa perruque, sa robe de soie, rouler ses bas sur ses chevilles : ses gestes ressemblent à un arrachement. Bientôt, celle qui, à peine une heure auparavant, dansait à corps perdu sera devenue méconnaissable…

Mon avis

Laurent se transforme régulièrement en Mathilda dans l’habitacle étroit de sa voiture, le soir sur un parking gigantesque, pour ensuite se rendre dans un bar où hommes et femmes sont libres d’être qui ils souhaitent. À côté de ces heures chipées dans un quotidien banal, il est un père de famille lambda employé lambda au sein d’une entreprise lambda. Léonor de Récondo part de cette scène – quand Mathilda redevient Laurent – pour montrer, me semble-t-il, le déchirement schizophrénique dont souffrent ces hommes désireux d’être femme. Quand ces hommes ont épouse et enfants, la douleur de subir un corps qui n’est pas le sien est sans doute le plus terrible. À travers ce texte je voulais comprendre, oui, je pensais en sortir éclairée et émue.

Ma surprise vient du fait que ce roman considère le changement de sexe comme un événement sinon parfaitement normal, du moins plutôt naturel, plutôt anodin, alors qu’il est une affaire sérieuse, grave, bien loin d’une décision prise à la légère – d’autant que la famille du sujet se greffe à sa volonté. Femme et enfants ne peuvent raisonnablement accepter ce choix du jour au lendemain. Alors quand je vois un Laurent qui se moque de la réaction de son fils de 17 ans, je grince des dents. Le père ne lui parle pas. Au fond, ce père est égoïste, oui. Il croit que tous accepteront sa transformation brutale. Mais accompagner le changement de sexe nécessite, en amont, un long cheminement. Et ça, Laurent, enivré par sa décision inébranlable, ne le comprend pas. Laurent impose sa féminité à son fils adolescent, le plaçant même parfois dans des situations délicates. Quel père agit ainsi ?

Si encore Laurent avait délicatement, petit à petit, distillé des pans de son féminin, tous auraient pu gentiment se préparer à son annonce. Mais il semblerait qu’il se soit toujours présenté comme un père tout ce qu’il y a de plus masculin, prétendant aimer le foot, pratiquant le sport à outrance, buvant bière et whisky, aimant les femmes. Point. Alors quand il prononce, en plein repas, cette phrase : « Je suis une femme », j’ai fait les gros yeux.

L’histoire est en somme très lissée, diluant les secousses, aplanissant les rugosités en prononçant le mot « amour » comme si aimer suffisait. On tait et on condamne l’adolescence du fils, on pointe du doigt son incompréhension, on préfère la rage contenue car on a déjà trop à faire avec sa propre personne. Heureusement, l’épouse est plutôt discrète et compréhensive.

Laurent a déjà changé, il n’hésite à aucun moment sur la suite. Il n’a plus qu’un pas à faire, franchir le seuil du médical (traitements, opérations, etc.), dans sa tête tout est clair, l’horizon est net. Je pensais lire un texte sur le doute, le questionnement d’un père de famille qui s’est toujours senti femme. J’aurais aimé le suivre avant, bien avant. J’aurais même sûrement apprécié que le sujet soit traité avec plus de violence, assister à une éclosion, une extraction non sans douleur. Ici l’auteur place le changement de sexe au-dessus de tout, comme un but aux obstacles inexistants ou neutralisés. Il y a si peu de confrontations. Je doute que la réalité soit aussi souple et tolérante. Encore qu’il ne s’agisse pas tant de tolérance. La tolérance n’empêche pas la colère, le désarroi, la peur aussi. Quand on a 17 ans on ne peut accepter sans frémir que son père devienne femme.

Léonor de Récondo décrit le désir d’être femme, l’envie de soie et de douceur, de seins et de rondeurs. Elle passe sous silence les interrogations, la honte, l’inquiétude. La crise familiale est apaisée puisque Laurent ne changera pas d’avis. Alors au lieu de parler, de mettre en mots la transformation, de parler du futur, on fait silence autour de ce qui est en train de changer.

Ce qui m’a gênée c’est le fait que le personnage principal agisse dans le dos de tous. Sa certitude m’a troublée, attendu qu’ayant deux enfants et une épouse on ne décide pas de changer de sexe comme de travail. Or, ici, ce fut l’impression d’un choix que l’on ne peut désapprouver, questionner, détester. Je ne vais pas le cacher, j’ai éprouvé peu de sympathie pour Laurent. Je ne suis pas allée jusqu’à la colère, l’auteure est trop douce pour susciter de tels sentiments, mais juste une envie d’arrêter de lire son histoire, puisqu’il n’a pas l’air de tolérer les soubresauts évidents que sa décision peut produire dans l’existence de ses proches. Qu’il aille au bout des choses, je lui souhaite tout le meilleur, mais il n’aura pas mon affection. Je suis déçue que Léonor de Récondo ne m’ait pas offert l’occasion de m’attendrir véritablement ou de me donner envie de me battre avec et au nom de Laurent.

Concernant la sexualité conjugale, le sujet est à peine effleuré. Sans voyeurisme, il est vrai que la question a de quoi intriguer. Idée trop difficile à exploiter peut-être, mais qui semble peu contournable. Solange trouve bien une solution temporaire, mais l’intimité du couple qu’elle forme avec Laurent est tout juste évoquée, comme s’il fallait ne pas trop rentrer dans les détails, ne pas trop fouiller cette zone restant à redéfinir. Un trou sans fond devant lequel l’auteure a sans doute peur. Elle ne s’avance pas, ne crée pas sa propre théorie, ne développe pas une approche personnelle. En somme, elle fuit, comme souvent dans ce roman. Et pourtant, elle a prouvé qu’elle sait décrire les tumultes des corps et des cœurs comme personne, le charnel, le sensuel, les tensions animant les êtres tiraillés. Dans le confinement des chambres, je la croyais à l’aise.

Léonor parvient avec brio à créer une histoire avec peu, une culotte apparue sur un écran, un cheveu sur une épingle, un démaquillage express sur le parking d’un supermarché. Autant de photographies efficaces qui permettent de circuler dans le quotidien de Laurent avec fluidité, sans ennui ni précipitation. Un récit résolument contemporain qui s’ancre parfaitement dans la littérature actuelle qui se veut concise, pas franchement généreuse, aplatissant les personnages au rouleau à pâtisserie. On se concentre sur un sujet, ici la transsexualité, on en livre une vision sous forme de vignette à coller sur son réfrigérateur. Je critique sans critiquer car je reconnais l’efficacité de ce genre, les lecteurs (plutôt lectrices) recherchent des récits abrégés, qu’on leur en serve. Mais ceci est dommage. Léonor de Récondo m’avait tellement émoustillée avec son sublime Amours que cette absence de sel concernant un sujet aussi délicat que le changement de sexe a de quoi me surprendre. Restent quand même sa délicatesse et son respect pour tout ce que sa plume effleure. Des phrases font mouche, sa sensibilité exacerbée ne fait pas décoller l’histoire mais la rend sirupeuse et douce comme un bonbon. Rien de désagréable ne transparaît de ces pages, c’est déjà ça.

Point cardinal est finalement un roman qui dit trop peu en pensant garder l’essentiel. La narration me rappelle une certaine Leïla Slimani (tiens, tiens…) , des chapitres courts, des scènes réduites mais éloquentes, une histoire sans véritable début ni fin. Je ne m’étais pas fait la remarque jusque-là… c’en est presque troublant. Léonor de Récondo a dû écrire un récit qu’elle voudrait vrai. La transsexualité comme une étape, un passage dans le couple. C’est rêveur, c’est naïf. Pourquoi pas. Ceci dit c’est très beau, et la société a certainement besoin de ce genre de texte empreint de tolérance et d’une immense bienveillance. Pour cela, merci Léonor, votre message est passé.

Et vous, avez-vous déjà rencontré ce thème en littérature ? Avez-vous l’intention de lire ce roman ?

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