Voici un roman dont le titre ne peut vous être totalement inconnu. Cela fait un certain temps qu’il me faisait de l’œil, mais j’attendais de pouvoir me libérer plusieurs journées de lecture avant de le commencer, car c’est un sacré pavé. Je connaissais brièvement l’histoire et le contexte, mais je n’étais pas certaine que ce soit le genre de littérature qui puisse me plaire. En fait, c’est surtout le titre qui m’a donné envie de découvrir ce livre. Je le trouve particulièrement beau, sa musique m’est agréable. S’attaquer à un tel morceau, à savoir un roman mondialement connu et reconnu, donc un monument littéraire, est une entreprise que j’appréhende toujours un peu. Plusieurs craintes se mêlent, celle de ne pas aimer, de ne pas comprendre ou même de ne pas réussir à aller au bout. C’est en soi toujours un petit défi que je me lance.
Le soleil se leva derrière eux, et alors… brusquement, ils découvrirent à leurs pieds l’immense vallée. Al freina violemment et s’arrêta en plein milieu de la route. – Nom de Dieu ! Regardez ! s’écria-t-il. Les vignobles, les vergers, la grande vallée plate, verte et resplendissante, les longues files d’arbres fruitiers et les fermes. Et Pa dit : – Dieu tout-puissant !… J’aurais jamais cru que ça pouvait exister, un pays aussi beau.
Mon avis
Tout d’abord, je dois souligner que la version de ce roman que je possède est vraiment peu engageante; le texte est écrit en minuscule, les pages étouffent, le volume est impressionnant. Mais, la motivation étant bien présente, je ne me suis pas laissé impressionner par la forme. Ainsi, si l’envie vous prend, privilégiez une version plus aérée, ce qui, j’en suis persuadée, facilitera grandement votre lecture.
Toujours est-il que j’ai été agréablement surprise. Malgré un premier chapitre purement descriptif, et donc peu attractif, insistant sur le climat lourd et difficile de l’Oklahoma, la suite du récit m’a plu. Il ne m’a pas fallu longtemps avant de me retrouver moi aussi sur ces terres américaines, au cœur de la population rurale, à une époque charnière pour l’activité agricole de la région, voire du pays tout entier. Les dialogues sont taillés dans la roche, le langage est familier, la traduction me semble d’ailleurs plutôt réussie. Le récit sent la poussière, la sueur et le cambouis. Le lecteur est jeté dans le bain comme une ancre à la mer. Soit il accroche tout de suite à ce style brut, sans pincettes, ni manières, soit il est peu sensible à ce genre de littérature de terrain, où l’écrivain semble être, sinon l’un des personnages de son histoire, du moins un spectateur actif et omniprésent.
Le texte a une construction étonnante. C’est-à-dire qu’il alterne les chapitres nous racontant l’histoire de la famille Joad, longs chapitres qui constituent la plus grande partie du récit, avec des chapitres de l’entre-deux à visée informative, nous narrant la vie de la population de migrants dans sa généralité, à travers leur quotidien sur les routes. Ces chapitres sont beaucoup plus courts, ils représentent des pauses dans le récit, des vues d’ensemble nous permettant de mieux replonger au cœur des Joad et de leur misère. Cette construction est astucieuse, et inédite pour moi. Elle m’a permis de reprendre mon souffle entre deux chapitres plus imposants, et de mieux comprendre ce qui se joue à plus large échelle.
Les raisins de la colère nous raconte la vague d’immigration massive des populations de l’Est vers la Californie, Terre promise aux yeux de ces Okies persuadés d’y trouver travail, nourriture et logement. L’intrigue se situe en 1929, pendant la Grande dépression qui a frappé les Etats-Unis jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Nous suivons donc la famille Joad, et plus particulièrement l’un des fils, Tom, tout juste sorti de prison, et dont les rêves de liberté se trouvent brisés après qu’il a constaté la ruine de sa famille et la nécessité de fuir leurs terres ancestrales pour des horizons plus favorables, en l’occurrence la Californie. Ce roman est le récit de leur voyage, et quel voyage ! Le lecteur est au plus près de leur quotidien d’indigents, fait de débrouille, de désillusion mais aussi d’espoir toujours plus vain. Ils embarquent sur un camion dont on se demande comment il arrive à rouler encore, d’autant plus qu’à leur départ ils sont plus d’une dizaine à y vivre et y dormir. Leurs conditions sont plus que misérables. La proximité que l’auteur arrive à instaurer entre les personnages de son histoire et le lecteur est étonnante. Je me suis sentie de la partie, embarquée moi aussi dans ce taudis sur roues, entre le grand-père agonisant et la fille enceinte. J’ai étouffé comme eux sous la chaleur écrasante, dans la moiteur ambiante et la saleté qui vous colle à la peau.
C’est un long périple qui attend les Joad. Et le lecteur, dans la perspective d’un tel récit, pourrait craindre une redondance, une certaine lassitude. Car 600 pages de trajet en camion peuvent paraître bien longues. Mais, le voyage est parsemé de rencontres, plus ou moins joyeuses. Les migrants sont bien souvent considérés comme des pestiférés par les locaux car, sans argent ou presque, ils ne peuvent guère être acteurs dans l’économie. Ils doivent user d’ingéniosité pour survivre et surtout pour économiser. Et leurs journées sont rythmées par les variations des stocks d’essence, d’eau, de nourriture et d’argent. Tout se compte, tout se prévoit, au litre près, au gramme près, au centime près.
Ainsi, Les raisons de la colère est une histoire de manque; manque d’argent, de nourriture, mais surtout de travail, lui qui serait tellement salvateur pour tous. Ce qui m’a bouleversée dans ce récit c’est l’espoir persistant. Car, à chaque moment de la vie de cette famille, même dans les instants les plus tragiques, il y a cet optimisme qui vacille mais ne s’éteint jamais. Il est entretenu pour une grande partie par l’unité des Joad, par le lien profond qui unit chacun de ses membres. Mais plus qu’à la famille, cette solidarité s’étend aux autres Okies, car tous sont logés à la même enseigne, dans des conditions plus ou moins similaires. Et alors, la seule manière pour eux de survivre et de supporter l’infortune collective est de mettre de côté leur dignité et leur fierté personnelle pour mieux accepter la situation. C’est dans de telles conditions que naissent les plus grands élans de générosité et d’entraide. Ainsi, plus qu’un roman sur la misère, sur l’injustice qui jalonne la route des migrants, sur la désillusion, celle d’un rêve brisé, d’une quête ne trouvant pas son aboutissement, c’est surtout un roman faisant l’éloge de la Famille et à travers elle de l’humanité. Ce livre est et sera toujours d’actualité, car il y a constamment dans divers endroits du globe des populations contraintes de quitter leurs terres pour d’autres plus attractives, porteuses d’espoirs plus ou moins vains.
Je pourrais vous parler de tous les membres de la famille Joad tant chacun apporte sa pierre à l’édifice du roman. Une famille ordinaire en soi mais qui, en se déployant sous nos yeux dans sa plus profonde intimité, devient exceptionnelle. Il y a bien sûr Man, la mère protectrice, autoritaire mais toujours bienveillante, qui n’est jamais autant mère que dans son ardeur à préserver le noyau familial. Elle efface bien souvent son mari, moins volubile mais peut-être plus naïf et conciliant. Il y a les deux derniers, les deux canailles qui passent leur temps à se chamailler. Chahuteurs et provocateurs, ils apportent un éclat enfantin bienvenu au milieu de la pauvreté ambiante dans laquelle ils s’épanouissent avec facilité. Il y a aussi Rosasharn, enceinte et affaiblie, qui vit sa grossesse en toute discrétion et doit subir plus que tout autre la privation. Et puis il y a les autres, l’ancien pasteur, l’oncle John, Tom bien évidemment, les grands-parents qui décèdent sur la route. Tout ce petit monde forme un microcosme hétérogène, mais qui fonctionne, car il a trouvé son harmonie en équilibrant les caractères. Les Joad sont une famille somme toute banale, mais qui évolue dans un contexte qui ne l’est pas, dans une situation de crise extérieure où chacun se doit d’être complaisant, prêt à tous les sacrifices pour ne pas briser ce qui fait lien entre eux et leur permet, en outre, de préserver un semblant de vie.
A travers cette histoire, l’auteur condamne l’odieux mécanisme qui permet à la machine de fonctionner en se nourrissant de l’argent, des terres et de la sueur des plus pauvres. Le pouvoir est aux mains des plus riches, comme toujours, peu scrupuleux ils jouent avec les peurs des populations. Car lorsque tous recherchent un travail pour nourrir leur famille, ils sont prêts à être sous-payés, quitte à se faire littéralement exploiter. Et lorsque l’on a parcouru des centaines, voire des milliers de kilomètres en quête d’une situation que l’on voit s’éloigner à mesure que l’on avance, la raison perd bien souvent face à la nécessité et à ce que nous crie le corps.
Il y a la colère, celle du titre, qui s’immisce doucement au fil des pages, dans le cœur des migrants. Mais cette colère, dans la famille Joad, est contenue, par la mère surtout. Elle est en réalité portée par le groupe, par le collectif. Elle ne se manifeste que rarement et, si elle est isolée, elle ne peut qu’être destructrice et ne mène à rien. L’individu seul est contraint de s’aligner sur le groupe pour survivre. Tom Joad est celui chez qui la colère est la plus manifeste, elle boue en permanence et n’attend qu’une occasion pour s’exprimer. Malheureusement ses antécédents l’obligent à se taire, à baisser la tête, à subir plus que tous les autres. Et lorsqu’il perd ses moyens, il devra se cacher sous peine de retourner en prison, d’où il est sorti au tout début du roman. Tom est la personnification même de ce sentiment qui vous ronge s’il ne peut être extériorisé, il la représente et l’arbore fièrement. Il est un révolutionnaire dans l’âme, mais contraint d’avorter ses velléités de rébellion.
Je regretterais la fin, brutale, qui laisse toutes nos questions en suspens sur le devenir des Joad. Néanmoins, la scène finale est forte, elle est pour moi la plus marquante de tout le livre. Dérangeante pour certains, elle est d’une simplicité et d’une pudeur qui la rendent tout simplement belle, et a inscrit dans ma mémoire une image indélébile. Celle de Rosasharn qui, afin d’aider un pauvre homme dénutri lui offre le sein, son lait maternel.
Les raisons de la colère est le récit d’une épopée familiale d’une rare sincérité. C’est un roman universel qui bouleverse la perception que chacun a de sa propre condition. Il est à lire, ou à relire, tant il est riche de sens.
Et vous, avez-vous lu ce roman considéré comme l’un des plus marquants du 20ème siècle ?
Non, mais j’ai prévu de lire ce classique depuis un sacré bout de temps, sauf qu’à chaque fois je repousse l’échéance… Qui plus est le folio en caractères minuscules me refroidit un peu.
Evite le Folio alors 😉 Ce serait dommage de passer à côté à cause du format !
Sinon, je te conseil le très bon film avec Henry Fonda…
Oui j’ai l’intention de le regarder !
Moi qui pensais ne jamais pouvoir lire ou aimer ce roman, je l’ai vraiment a-do-ré : Epatée par la manière de raconter comme si on y était (même si oui le tout début est un peu lent), de voir comme tout détail est utile au contexte et à la compréhension en finesse du récit, de l’époque et de ces gens. Bref, une immersion sublime pour un thème qui a priori ne me passionnait pas : une excellente surprise qui m’a fait lire d’autre de ses romans !
Oui, le thème ne me parlait pas trop à moi non plus…Comme quoi ! En tout cas, rares sont les livres qui font autant l’unanimité, ou presque.
As-tu lu Des souris et des hommes ?
Lu, il a longtemps. J’étais ado et ça m’a marqué. Merci de me donner l’idée de le relire!
Et je pense que c’est une très bonne idée 🙂
Merci pour ce grand billet. Je suis en train de préparer moi-même un billet sur mes lectures d’enfance et d’adolescence et ce livre avait été une de mes émotions en classe de seconde. Dans cette version Folio écrite en minuscule et dans le même état maintenant 😉 !
Bonne idée le billet sur les lectures de l’enfance ! Beaucoup de livres m’ont marquée que j’aimerais relire.
Merci d’avoir consacré un billet à cette oeuvre majeure. Je l’avais lu dans l’adolescence et relu récemment avec toujours le même plaisir. « Le récit sent la poussière, la sueur et le cambouis » : je te rejoins complètement. Je trouve que Steinbeck décrit avec beaucoup de véracité les conditions de ces zones rurales touchées par le Dust Bowl, puis la Californie. Les personnages sont si attachants, notamment celui de Ma.
As-tu prévu de parler d’autres livres de Steinbeck dans ton blog? Je m’en réjouirais à l’avance !
Oui ce livre est vraiment puissant, je le relirai peut-être un jour. J’ai bien sûr prévu de lire Des souris et des hommes, d’ailleurs ça me l’a remis en tête, je vais me le procurer au plus vite 🙂
[…] bien racontée est mère des plus belles histoires. J’avais déjà été conquise avec Les raisins de la colère, je suis cette fois subjuguée par tant de sensibilité. Si vous avez une ou deux heures à […]