J’ai découvert cet écrivain hongrois avec son roman La légende des Pendragon, qui m’avait beaucoup plu en mêlant l’absurde, le surnaturel et l’ordinaire sur fond d’un humour à la fois cynique et burlesque. Bref, un joyeux mélange peu commun que j’avais hâte de retrouver, pensant que ce roman était un échantillon représentatif de l’univers de l’auteur. Le voyageur et le clair de lune m’a-t-il autant divertie ?
Après avoir vécu une adolescence des plus fantasques entre Eva et Tamas Ulpius, Mihaly décide de « renouer » avec le bourgeois qu’il est afin d’occuper dignement la place qui est la sienne dans l’entreprise familiale. Pour manifester ce désir, quoi de plus symbolique que le mariage et un voyage de noces à Venise ? Mais la rencontre d’un camarade d’enfance sur la place Saint-Marc, marque la fin du mirage. Il abandonne sa femme. Commence alors une longue errance à travers l’Italie au cours de laquelle il tente de comprendre l’emprise que Tamas exerçait sur tout son être…
Mon avis
Ce roman est tout de même bien différent du précédent, en cela qu’il est beaucoup plus « sérieux », ou tout du moins qu’il se donne de tels airs. Ainsi, ce n’est pas à une affaire résolument mystérieuse et policière à laquelle nous assistons mais à l’errance, à l’introspection d’un unique personnage. Ce livre est plus intime car il dénude son héros, il le dissèque à un moment clé de sa vie où les questions affluent, où les choix précédemment faits deviennent regrettables, et où de nouvelles décisions doivent être prises. Mihaly est un individu que l’on pourrait qualifier de rêveur, de nonchalant, de flegmatique, d’inconstant, de trouillard; bref, de tout qualificatif révélant la mollesse de son caractère. Il décide, sur un coup de tête camouflé par un acte manqué le faisant oublier sa femme dans le train, de quitter cette dernière durant leur voyage de noces en Italie. Nous assistons ensuite à un vagabondage à travers ce pays où il rencontrera d’anciennes connaissances.
Ce récit est rendu atypique par un aspect que j’avais déjà repéré dans le précédent roman de l’auteur. En effet, l’histoire se construit en fonction des rencontres, plus ou moins fortuites, que fait le personnage principal. Le lecteur s’étonnera ainsi de ce que le hasard amène Mihaly à croiser la route, dans un pays qui pourtant n’est pas le sien, de personnages ayant joué un rôle majeur dans sa vie. Le hasard de ces retrouvailles trouve parfois une explication relativement tangible, mais bien souvent l’auteur en fait l’impasse, et décide de condenser à l’extrême toute la part de coïncidences que comporte une vie. De plus, le héros ne s’en étonne guère, trouvant ceci tout à fait normal, voir attendu. Ainsi, l’auteur s’évite des barrières imposées par la géographie en transformant l’espace en une scène de théâtre où les personnages défilent à leur convenance. Cette caractéristique du récit m’a beaucoup amusée, et après une phase de surprise et de suspicion, le lecteur intégrera cet élément comme faisant partie intégrante de l’univers de l’auteur.
Le voyageur et le clair de lune met en scène un personnage bien singulier puisque souffrant d’un mal très fréquent quoique méconnu et honteux, l’immaturité affective. Car Mihaly n’est au fond qu’un enfant, d’ailleurs nous ne connaîtrons pas son âge, se présentant parfois sous les traits d’un adulte, parfois comme un adolescent. Il parle lui-même d’une « fugue » pour qualifier son errance, et évoque un retour à la « maison » auprès de sa famille qui le considère comme le vilain petit canard. Mihaly est toujours l’adolescent qu’il était à l’époque de son amitié fusionnelle avec les Ulpius. Il fuit tout travail et toute responsabilité, dans une illusion que le seul véritable bonheur est celui que lui a apporté son amitié avec Eva et Tamas. Amitié dont on peut douter de la véritable sincérité au regard de la manière dont ces trois enfants se traitaient entre eux, leur principale occupation consistant en des jeux malsains à base de mises en scène meurtrières où Eva jouait le rôle du bourreau, et Mihaly celui d’une victime largement consentante. De cette période est né un penchant pour le masochisme qu’il entretient et recherche inconsciemment dans toutes ces relations, qu’elles soient amicales ou amoureuses. Victime il est, victime il sera toute sa vie, mais victime qui se complaît dans ce rôle, rendant le personnage d’autant plus agaçant et détestable. Au-dessus de lui plane en permanence la figure du père, il représente la seule autorité véritable, celui que l’on ne doit pas contredire, et dont on doit respecter les volontés. L’unique crainte de Mihaly sera d’ailleurs de lui causer du tort par ses agissements qui mettront en péril la santé financière de l’entreprise familiale.
Ce roman est finalement très complexe dans ce qu’il nous expose à travers le personnage de Mihaly, méprisable tant il représente l’adulte que l’on espère ne jamais devenir. Il m’a en outre inspiré une immense pitié par le pathétisme de ses réactions, par sa quête vaine, par son incapacité à se satisfaire de ce qu’il possède, mais surtout par son aveuglement face à l’échec de tout ce qu’il entreprend. Je dois applaudir le talent de l’auteur pour nous dépeindre un individu aussi égoïste, antipathique, un raté en somme, tout en introduisant dans ce personnage une part de réflexion et de vivacité d’esprit remarquable. En effet, bien que Mihaly manque globalement de clairvoyance sur sa propre situation, car c’est un être mû par ses sens comme un bébé qui n’expérimente son environnement que sur un mode archaïque, il est quelquefois sujet à des éclairs de lucidité dans le regard qu’il porte sur ceux qui l’entourent.
Mihaly est donc un enfant qui évolue dans un monde d’adultes, qui se jouent de lui, qui s’en amusent et se divertissent grâce à sa naïveté. Il reproduit à sa manière les « jeux » d’enfant dans lesquels il se complaisait à travers le rôle de la victime. Néanmoins, sous l’apparente légèreté avec laquelle Mihaly semble investir son mariage, l’auteur nous donne l’occasion d’une dissection de cette institution en particulier, et de la relation amoureuse en général. Il nous dresse le portrait d’un mariage de convenance, dans lequel chacun s’est engagé afin de fuir leur vie d’avant, mais dont les aspirations sont bien différentes. Lorsque Mihaly aspirait à un conformisme et une stabilité bourgeoise, Erzsi désirait à l’inverse une passion charnelle pour sortir d’une relation platonique et convenue. Finalement chacun retournera à sa vie d’avant après qu’ils se sont rendu compte de l’hypocrisie de leur engagement. Mais quand pour Erzsi cela aura consisté en une folie amoureuse, née d’un adultère, qui lui aura permis d’apprécier d’autant plus son ex-mari et de tirer des leçons lui permettant de mieux appréhender son avenir; pour Mihaly, on ne peut que douter qu’il puisse tirer quelque chose de cette expérience, car celle-ci s’inscrivait dans une démarche de normalisation qui ne l’aura que plus découragé.
Ce roman porte aussi, et vous l’aurez sûrement compris, sur l’amitié, les amitiés d’enfant, idéalisées, qui se colorent avec le temps, qui prennent une valeur sacrée, les souvenirs se transformant. En général, avec le poids des années et la maturité, l’on rit des jeux d’enfant, l’on en garde des souvenirs amusants qui s’inscrivent dans un passé révolu. Mais parfois, cette nostalgie nous ronge, nous empoisonne l’existence jusqu’à l’obsession en entraînant avec elle la mélancolie. Mihaly n’a pas réussi à sublimer cette amitié, à l’intégrer à l’adulte qu’il est devenu. Il y repense avec la même sensibilité qu’il avait étant enfant, n’ayant pas réussi à transformer ses souvenirs, à atténuer leur empreinte. C’est cette amitié qui sera à l’origine de sa déchéance puisque représentant un idéal qu’il ne pourra plus jamais atteindre.
Pour finir, je dois souligner que cette histoire se déroule pour une grosse partie en Italie, pays idéal pour une telle errance. L’Italie a une place bien particulière dans la littérature. Elle n’est jamais prise à la légère, et constitue bien souvent le cadre de tragédie personnelle. Comme si ses paysages, son architecture, son Histoire, faisaient resurgir l’archaïque rassurant de chaque être humain. Dans ce roman, l’auteur lui fait la part belle en la dotant de caractéristiques maternelles, puisque Mihaly ne peut se résoudre à la quitter, et ne le fera que sur la demande expresse du père. L’Italie est rassurante, admirable, douce et intime; une compagne de voyage idéal pour qui veut se retrouver avec soi-même.
Le voyageur et le clair de lune pourrait être assimilé à un parcours initiatique, mais où, à l’inverse, le final, plus qu’une progression, est une régression venant neutraliser et décrédibiliser l’évolution du personnage à laquelle l’on croit avoir assisté, mais qui ne s’apparente finalement qu’à une fugue adolescente. Ainsi, Mihaly se retrouve dans une situation infantilisante alors même qu’au début du roman il nous était présenté comme maître de son destin. Le dénouement le rend d’autant plus risible et pitoyable.
Ce roman est en somme bien différent de ce que j’avais précédemment découvert avec La légende des Pendragon. Je n’y ai pas retrouvé l’humour grinçant, ni l’univers farfelu dont j’étais ressortie enthousiaste. De plus, les deux histoires qui m’ont été contées n’ont absolument rien à voir. J’ai certes été moins surprise par celle-ci, mais je n’en ai pas moins beaucoup apprécié la lecture pour son côté introspectif et le portrait peu flatteur mais finement dressé qui nous est présenté.
Et vous, avez-vous déjà lu cet écrivain hongrois ?
Pas encore lu, mais complètement par ta faute 😉 cela ne va pas tarder.
« par ma faute » ou « pas ta faute » ? ^^
Hehe !
Je voulais « paR ta faute ? » ou « paS ta faute ? », parce que je n’ai pas bien compris ce que tu voulais dire ^^
Par R, c’était juste mon humour, pas très drôle 🙂
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