La vraie vie, ou le livre phénomène de cette Rentrée littéraire dont la couverture inonde les réseaux et autres blogs. Il est nommé pour de nombreuses récompenses et a même déjà reçu le Prix du Roman Fnac. La première fois que mon regard s’est posé dessus, l’image de cette maison au jardin vert saturé et de cet inquiétant œil de lion à la fenêtre s’est immédiatement imprimée en moi. Je me suis pourtant interdit de lire quoi que ce soit au sujet de ce roman que je savais faire mien un jour prochain ; jour qui ne s’est pas fait attendre. 

Résumé de l’éditeurLa vraie vie - Adeline Dieudonné

C’est un pavillon qui ressemble à tous ceux du lotissement. Ou presque. Chez eux, il y a quatre chambres. La sienne, celle de son petit frère Gilles, celle des parents, et celle des cadavres. Le père est chasseur de gros gibier. La mère est transparente, amibe craintive, soumise aux humeurs de son mari. Le samedi se passe à jouer dans les carcasses de voitures de la décharge. Jusqu’au jour où un violent accident vient faire bégayer le présent.

Mon avis

Et c’est ainsi qu’il fut lu d’une traite, avec une piètre pause pour me nourrir. J’ai été absorbée comme rarement par cette histoire. Ce roman c’est de l’inattendu qui surgit dans votre vie. Ne rien en connaître m’a sans doute permis de vivre cette lecture plus intensément, de me laisser bousculer, transporter, lacérer par de violentes émotions d’autant plus vives qu’elles sont nées dans la plus grande intimité.

La ville se situe dans une vallée, déserte, isolée, caillouteuse. Je me l’imagine bien, un peu à l’américaine, avec ses lotissements parfaitement agencés, ses maisons standards qui font factices, ses jardinets bien tondus, ses boîtes aux lettres, son terrain vague. Et il y fait chaud, très chaud, étouffant même. L’auteure n’insiste pas là-dessus mais l’action se déroulant uniquement durant l’été et le paysage étant sec et cartonné, je me figure un temps caniculaire qui sied bien à l’atmosphère ensuquée. Dans l’une de ces habitations donc, vit une famille. Un couple, deux enfants. Le père chasse, gueule et boit ; la mère cuisine, s’occupe de son léger bétail et courbe l’échine. C’est la gamine, au début âgée de dix ans, qui nous parle. Elle nous présente son petit frère, Gilles, six ans. Elle l’aime d’un amour maternel, le protège, le choie, l’éduque, le divertit.

L’on se demande bien ce qui peut arriver à de si communs personnages, dans un environnement aussi oisif et désœuvré, durant des mois d’été empoussiérés sans lendemain. Jusqu’à un drame surgissant comme un diable, nous prenant par surprise, flirtant machiavéliquement avec le burlesque, faisant presque sourire, voire rire tant il est grotesque. Les deux gamins assistent à une scène de faits divers, absurde mais sanglante ; un accident bête mais mortel qui, à jamais, transformera leur existence. Dans les yeux du petit Gilles un voile obscur s’est posé. Les six ans se sont éteints. À la place, il y a le visage saccagé d’un vieux monsieur qui vendait des glaces.

Point d’orgue du récit, cette tragédie hante les pages suivantes comme un cauchemar indéchiffrable. On le sait avoir un sens mais on en ignore le code. Il semble aux lecteurs que toute la misère sociale et quotidienne de la ville alentour se trouve éclatée là dans la bêtise d’une mort dont personne ne parle tant elle est indécente. Les parents se taisent, laissant le soin à leur progéniture de digérer et d’oublier l’événement. Le marchand de glaces sera remplacé, c’est bien là l’essentiel.

Le fait que le drame s’inscrive dans un espace divertissant et coloré, et qu’il ait les contours d’un meurtre de pacotille orchestré par un malin joueur, accentue le sérieux de l’enfance et les fragilités de ces petites vies si aisément désorientées. Un crime de sang froid n’aurait pas été plus terrible, au contraire même. L’auteure joue la carte du contraste, de la dissemblance pour appuyer plus fort sur nos sensibilités de gosse. Car plus rien ne retient le lecteur, à présent témoin silencieux, de laisser le récit, même abusif et maladroit, pénétrer ses chairs. Les vannes sont ouvertes.

Dès lors, la jeune narratrice n’aura qu’un seul objectif : remonter le temps pour que jamais son petit frère n’ait assisté à cela. À dix ans, elle lutte avec rage, et seule, pour redonner vie à Gilles, dont les futurs agissements témoigneront d’une lente descente vers des profondeurs insondables, pathologiques et dangereuses. Le père s’en émeut et en profite. Ce grand chasseur sans cœur reçoit comme une bénédiction les tendances torturées de son unique fils.

Ce père, justement, figure carnassière de l’histoire, se définit par ses activités de loisirs que sont la chasse et le braconnage. Les têtes d’animaux sauvages s’empilent dans une pièce de la maison, aux regards animés et épiant ce qui se trame sous le toit. L’homme est une bête féroce, rôdeuse et assoiffée. Quand on le croit seulement abruti par sa vision d’un monde vaste terrain de chasse, il surgit de ses propres néants pour faire exploser les dernières certitudes fragiles de son entourage.

Ce roman comporte une généreuse dose d’horreur, mais l’auteure ne s’embourbe pas dans l’obscurité huileuse d’un drame familial qui, parce que drame justement, se doit d’être trop souvent raconté derrière un rideau de larmes. J’aime découvrir à travers un roman une nouvelle manière de narrer, une voix au timbre unique capable d’élever toutes les intrigues à un niveau que seul l’auteur en question peut atteindre. Je crois qu’Adeline Dieudonné fait partie de ces conteurs qui, plus que désirant s’affranchir des convenances et fils érodés, les arrachent et les expédient bien loin ; il n’y a qu’à relire, pour s’en convaincre, le drame initial que peu auraient osé relater, de peur de ne pas être crédibles sans doute. C’est en jouant avec les frontières du réalisme que l’écrivain peut livrer une si fantastique histoire aux notes beaucoup plus vraies qu’un texte conforme à un genre restrictif. La vraie vie n’appartient à rien, inclassable et inédit ; vous ne lirez sûrement jamais plus un tel récit.

Le plus étonnant avec La vraie vie est que, dans mon esprit, il est un curieux assemblage de deux romans que je n’ai pourtant pas appréciés : My absolute darling et Ma Reine. Le premier pour le père, la fille et la violence ; le second pour son paysage, ses couleurs et sa fantaisie. Inutile de préciser que Adeline Dieudonné surpasse l’un comme l’autre.

Récit d’une prédation et d’un sauvetage, La vraie vie aborde la maltraitance sous un nouvel angle vicieux qui n’érode pas le beau et l’amour. Adeline Dieudonné nous offre là un premier roman qui donne le ton sur ses envies d’écrire avec une histoire passionnée solidement fortifiée, pleine d’audace, d’épouvante et de sauvagerie. Fauve et hormonale, presque masculine parfois, l’histoire dévoile pourtant une sensibilité féministe à travers des éléments inattendus, dont un personnage largement secondaire à l’engagement fort et actuel.

Je n’oublierai pas cette narratrice ; héroïne contrastée car combative mais désarmée, scientifique mais naïve, adolescente mais rompue à la vie, bouillonnante mais tempérée, et surtout profondément affectée et d’une tendresse sans limite pour son petit frère. Adeline Dieudonné aborde les contrées de l’amour fraternel avec cisailles et tronçonneuse pour faire jaillir d’un brutal élagage une plante tout en finesse et robustesse.

Mon avis se greffe aux nombreux autres. C’est un coup de cœur véritable que j’ai grand plaisir à partager. Bien que les critiques se rejoignent et, en cela, peuvent paraître troublantes pour certains, je vous assure que La vraie vie n’a pas volé son fulgurant succès que je souhaite durable et jamais mis en doute.

Et vous, avez-vous déjà lu ou prévoyez-vous de lire ce roman ?

Rendez-vous sur Hellocoton !