Je continue mon périple littéraire dans la série des Rougon-Macquart d’Emile Zola avec le roman Une page d’amour, qui est l’un des plus méconnus de l’auteur. J’ai commencé cette aventure il y a quatre ans, et à présent il ne me reste plus que quatre romans à lire sur les vingt composant ce monument de la littérature française. Je prends le temps il est vrai, mais chaque livre est un véritable bijou et j’ai envie de les déguster comme il se doit. Il n’y en a pas un que je n’ai aimé, tous ont leur originalité propre qui les démarque des autres. Bien sûr quelques-uns m’ont particulièrement touchée, émue et marquée — notamment L’assommoir, L’œuvre, La bête humaine et La terre — ; mais je pourrais vous parler de chaque roman indépendamment des autres, car Zola a réussi le pari incroyable de donner à chacune de ses histoires une singularité mémorable. Cet écrivain est tout simplement un génie. S’il n’y avait qu’un seul auteur du 19e siècle à lire pour découvrir la littérature classique de ce siècle, tellement riche en œuvres de toutes sortes, ce serait celui-ci selon moi. C’est certainement avec une pointe de nostalgie que je clorai prochainement la série des Rougon-Macquart, mais je ne doute pas que j’en relirai certains dans un futur plus ou moins proche.

Quatrième de couverture de l’édition (qui est très orientée, en prenant parti de manière un peu trop évidente)

La passion soudaine qui jette aux bras l’un de l’autre la belle et sage Hélène et le docteur Deberle fait l’objet d’une analyse psychologique nuancée et minutieuse. Entracte dans une vie monotone et réglée, cette Page d’amour sera bientôt tournée et l’héroïne retrouvera à la fois son équilibre et sa solitude. Mais l’aventure aura fait une victime, la petite Jeanne, condamnée par l’égoïsme et le délire passionnel des grandes personnes. Ainsi, cette œuvre apparemment sans éclat se révèle subtilement imprégnée de désenchantement et d’amertume.

Mon avis

Une page d’amour est un roman à la tonalité bien spéciale, tranchant par rapport au reste. J’aurais envie de le rapprocher de Thérèse Raquin (qui ne fait pas partie des Rougon-Macquart), par son histoire d’amour destructrice, son aspect « huis clos », ainsi que par la fine psychologie des personnages. Une page d’amour est un roman qui apparaît bien atypique lorsque l’on a lu d’autres œuvres de Zola. J’ai immédiatement ressenti une ambiance différente, pesante, gluante, entretenue par un rythme lui aussi singulier. Cette histoire met en scène peu de personnages, gravitant autour des trois principaux que sont Hélène, Jeanne sa fille de onze ans, et le docteur Henri Deberle. Ce roman nous narre une passion amoureuse vouée à l’échec entre une jeune mère veuve et un docteur marié à une charmante dame. Entre les deux amants se trouve la fille de la première, gamine aux prises avec une étrange maladie mentale se manifestant par des crises soudaines et violentes survenant en cas de frustration, de colère ou de jalousie.

Hélène et Jeanne forment un duo mère-fille étonnant, extrêmement bien analysé par la fine plume de Zola. C’est la première fois que je constate une dimension aussi forte et énigmatique quant aux liens maternels dans ce genre de littérature. Transcendant l’intrigue même, le lecteur se retrouvera rapidement perdu dans la complexité des sentiments. Car ce qui unit ces deux femmes c’est un deuil commun, celui du père décédé, c’est une relation symbiotique charnelle où les corps-à-corps sont omniprésents, c’est aussi le rôle de soignante que la mère joue auprès de sa fille, son dépassement face au mystère de la maladie qui n’a pas de nom mais qui semble prendre sa source dans les prémices de la puberté.

Jeanne est un personnage puissant, extrêmement fort, au mental incroyable pour une si jeune fille, possédant un caractère de femme mûre et se révélant une fine calculatrice et manipulatrice. Elle ne m’a certainement pas émue par sa bonté et son innocence d’enfant, car son attitude capricieuse, excessive et possessive est à la longue écœurante. Sa maladie nous est présentée sous des manifestations exagérées, presque théâtralisées, comme si elles étaient mises en scène par Jeanne elle-même, sortes de stratagèmes pour s’échapper de situations trop chargées en émotion. Hélène est totalement soumise et assujettie à sa fille, elle est dans une attitude de totale abnégation par rapport aux crises qui surviennent à tout bout de champ. Avec le temps elle a appris à les maîtriser, les anticiper parfois, mais la part d’intentionnel que sa fille y apporte rend d’autant plus difficile un parfait contrôle de la maladie.

Ainsi, l’amour qui unit Hélène à Jeanne comporte, sous des contours tendres, un poison insidieux pervertissant leur relation et qui est entretenu secrètement par l’enfant.

Henri est lui un personnage de l’ « entre-deux », ni trop bon,  ni trop mauvais ; il prend ce que la vie lui offre sans se poser de questions et succombe aux charmes de la jolie Hélène en un claquement de doigts. Il n’aurait jamais dû car cela va mettre cette dernière dans une situation inédite qui lui causera bien des ennuis. Cette relation étrange entre les deux amants, par son caractère inachevé et adolescent, est prodigieusement mis en scène par Zola qui la manipule tout au long du récit, la modelant à sa guise sans jamais lui donner une forme définitive. Ainsi, l’appétit concupiscent du lecteur n’est jamais sustenté, et l’on craindrait presque un aboutissement charnel à cet amour tant les conséquences en seraient dramatiques pour tous.

Hélène est une victime dans cette histoire, elle se retrouve coincée entre une enfant possessive et rusé, et un amant engagé ailleurs et immature. Zola nous propose une réflexion pertinente sur le deuil et la naissance d’un nouvel amour pour une veuve, mais aussi sur la place qu’occupe l’enfant dans la vie sentimentale de son parent survivant, ainsi que sur les conflits qui naissent dans le cœur et la tête de ces mères étouffées par des désirs difficilement conciliables. C’est un thème plutôt moderne et on ne peut plus d’actualité, abordé ici sans tabou, avec honnêteté, justesse et bienveillance. Zola est un écrivain qui aime les femmes et les respecte en leur attribuant des places d’héroïnes antiques dont les actes sont portés avec courage. Il cultive les sentiments nobles, que ce soit dans les relations maternelles, conjugales ou amicales.

Ainsi, Une page d’amour nous raconte deux couples qui semblent s’affronter tout au long du récit. Le lecteur sait pertinemment que les deux ne pourront coexister, et que le choix final fera souffrir plus d’une personne. Néanmoins, Zola nous offre une fin peu réjouissante où le personnage accédant au bonheur n’est pas celui que l’on espérait. Je dois dire que j’ai été très attristée par la voie empruntée l’auteur, clôturant ainsi toute perspective d’épanouissement pour Hélène. Elle subit son existence plus qu’elle ne la vit, et ses méditations dans la solitude de sa chambre sur un bonheur possible n’aboutiront à rien, sinon à la rendre d’autant plus lucide sur sa situation.

Hélène est un personnage tragique rongée par la culpabilité, elle ne triomphera jamais, condamnée à rêver une vie chimérique. Elle goûtera, telle une adolescente, aux tourments du sentiment amoureux, en souffrira plus qu’elle ne saura l’apprécier, et devra poursuivre avec cette blessure s’ajoutant aux autres. Zola nous propose une Eve de son époque, dont le seul péché est d’écouter pendant un court temps son cœur de femme plutôt que son cœur de mère. Zola est assez dur avec elle je dois le reconnaître, il nous offre une morale plutôt sombre. Mais Hélène n’en reste pas moins un personnage féminin fort, à travers laquelle de nombreuses femmes pourront se reconnaître. L’auteur respecte toujours celle qu’il met en scène, car s’il avait souhaité la faire passer pour une mauvaise mère il s’y serait pris d’une bien autre manière. Le personnage sur lequel la haine doit se déverser est plutôt Henri ;  cet homme n’a pas une grande place dans mon cœur. Peu volubile, mystérieux, il apparaît tantôt sous les traits d’un docteur bienveillant, charmant et charmeur, tantôt arborant le visage d’un séducteur infidèle et immoral. Mais le lecteur ne se laissera pas tromper bien longtemps et Zola nous facilitera la tâche en soulevant le masque du traître.

J’aurais pu vous parler des autres personnages présents dans cette histoire, car tous composent un tableau complexe ; notamment, Juliette Deberle, l’épouse d’Henri, Rosalie, la bonne d’Hélène, le curé et Monsieur Rambaud.  

Encore une fois, Zola se sert de la ville de Paris, son architecture et son ambiance, pour illustrer l’évolution psychologique de son héroïne. Il avait procédé de la même manière dans L’œuvre avec le personnage de Claude Lantier. Les descriptions de Paris, et les métaphores de la lumière et du feu qui l’accompagnent, sont redondantes dans le récit. Je dois avouer que je suis passée plutôt rapidement sur ces passages. Néanmoins, pour les amoureux de la ville ces clichés auront une saveur particulière.

Ce livre porte merveilleusement bien son titre, Une page d’amour n’est qu’une simple page coincée dans un roman qui en comporte des centaines, dans une vie simple qui est celle d’Hélène, dominée par une très grande solitude, un amoncellement de regrets et un espoir en l’avenir bientôt détruit.

Une page d’amour est une jolie découverte, injustement méconnue. Mais tous les romans de la série sont excellents et ne peuvent trouver leur place dans la mémoire collective. Plutôt que de vous conseiller celui-ci en particulier, je vous conseille l’intégralité des Rougon-Macquart, dans l’ordre ou non. Que sa lecture vous prenne quelques mois ou plusieurs années, chaque livre saura vous apporter son lot de surprises et d’émotions.

Et vous, avez-vous mis le nez dans les Rougon-Macquart ?

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