Après avoir lu l’intégralité de la bibliographie de Pierre Lemaitre, j’ai enfin pu découvrir son dernier roman, sorti cette année. Mon admiration pour cet auteur a été entachée par quelques déceptions, c’était inévitable. Quoique ces mêmes déceptions se situent bien au-dessus de nombreux livres lus, car il y a toujours le style Lemaitre qui fournit à ses histoires une patine séduisante. En ouvrant l’un de ses romans, l’on ne sait jamais à quoi s’attendre ; il aime varier les plaisirs en nous proposant des intrigues uniques et bien fournies. Alors, Trois jours et une vie, qu’as-tu à m’offrir ?

Résumé de l’éditeurOLYMPUS DIGITAL CAMERA

 

À la fin de décembre 1999, une surprenante série d’événements tragiques s’abattit sur Beauval, au premier rang desquels, bien sûr, la disparition du petit Rémi Desmedt.
Dans cette région couverte de forêts, soumise à des rythmes lents, la disparition soudaine de cet enfant provoqua la stupeur et fut même considérée, par bien des habitants, comme le signe annonciateur des catastrophes à venir. Pour Antoine, qui fut au centre de ce drame, tout commença par la mort du chien…

Mon avis

Je crois n’avoir lu qu’un seul avis sur cette histoire, je ne suis même pas certaine de m’être enquise du résumé. Le crédit accordé à l’auteur me suffisait. L’histoire se compose de trois parties, se déroulant sur une quinzaine d’années. La plus ample est la première, durant le mois de décembre 1999 ; rappelez-vous de la tempête du siècle au lendemain de Noël. Lemaitre a choisi d’inclure cette catastrophe naturelle à son récit. Ce contexte est un point fort car l’on se souvient tous de cette fin d’année terrible.

Le drame est ici précédé par d’autres, plus intimes ceux-ci. Ils concernent le jeune Antoine, un gamin de douze ans qui va commettre le pire, dans un geste irréfléchi, désespéré, inconscient. En quelques secondes il devient un assassin. Je n’en dévoile pas trop n’ayez crainte, cet événement arrive très vite dans le récit. La scène est inattendue, du fait des âges du meurtrier et de sa victime ; du fait du contexte aussi, l’acte n’est pas préparé bien sûr, il n’est qu’impulsivité, la réaction violente d’un ado qui ne peut en mesurer les conséquences. Et alors, comment réagit-on à douze ans quand on a un petit cadavre sur les bras ?

Lemaitre nous décrit cette nouvelle existence, qui démarre une seconde après le geste, issue de celui-ci mais surtout du choix, le premier, le plus important, déterminant car il dessinera la ligne directrice empruntée par Antoine pour le reste de sa vie et qui réside dans cette question, parler ou se taire ? L’auteur se place dans la tête du gamin, tâche ardue, douloureuse. Car nous n’avons pas en face de nous un être sanguinaire, sociopathe et pervers, ni même un ado turbulent, violent et provocateur chez lequel les écarts de conduite sont monnaie courante. Non, Antoine, bien qu’un brin renfermé et mélancolique, se fond dans la masse, au milieu de ses copains de collège, il construit des cabanes dans les arbres, est amoureux de l’envoûtante Emilie, aime les jeux vidéos et chérit sa maman, qui l’élève seule.

Pierre Lemaitre nous dessine le portrait en mouvement d’un jeune garçon aux portes de l’enfer, celui où le crime vous emmène quelle que soit la suite. En parallèle, comme un rappel à la réalité « matérielle » et opératoire de tout drame, une enquête commence pour retrouver le corps, des battues sont organisées, des interrogatoires menés, les premiers suspects sont placés en garde à vue. Toute cette agitation autour de ce sombre fait divers se déroule sous la fenêtre et les yeux d’Antoine. Le premier mensonge en entraîne d’autres, dans une spirale infernale. Plus le temps s’écoule, inexorablement, plus la perspective de l’aveu, libérateur, s’éloigne. Bientôt la psychose arrive, marquée par la paranoïa, qu’Antoine parvient néanmoins plutôt bien à gérer. C’est un garçon solide, qui a la tête sur les épaules. Il est lucide, il se pose les bonnes questions, c’est ce qui lui permet de s’en sortir ; avec une sacrée dose de chance aussi, du genre odieuse et injuste, mais la chance n’est jamais uniquement du côté de ceux qui la méritent. Antoine sera en cela largement aidé par cette fameuse tempête, dévastatrice. Ce désastre se couple parfaitement avec le drame initial, il vient lui faire écho. En laissant derrière lui un champ de ruines il lui offre ainsi un nouveau décor et le place au second plan dans les priorités des habitants. La nature vient en aide à Antoine, elle se porte complice, drôle de réponse qu’elle apporte au meurtre.

Puis nous le retrouvons une dizaine d’années plus tard.

J’ai été soufflée par ce texte, j’ai tourné les pages comme rarement, totalement aspirée par cette sinistre histoire, par le personnage d’Antoine, qui m’a habitée de longues heures durant. La palette d’émotions est ici parfaitement maîtrisée. L’auteur nous dresse un décor sordide, une petite ville de campagne plutôt austère, des habitants aux secrets bien gardés. La cohésion dans l’horreur autour de la famille de la victime, qui n’est pas irréprochable, laisse place à l’oubli, au séchage des larmes. J’ai parfois fortement espéré que la vérité éclate pour qu’enfin Antoine soit puni, davantage pour le libérer que dans un souci de justice ; puis j’ai cru en une reconstruction possible, non à travers l’oubli, mais la rédemption. Quoi qu’il en soit, et je dois reconnaître que ceci est tout bonnement effrayant, je n’ai jamais pu réellement condamner Antoine. Nous avons là le coupable, aucun doute ne plane là-dessus, nous avons même la retranscription exacte du crime, son avant et son après. Mais le condamner et ne voir en lui qu’un abject assassin m’aurait certainement fait passer à côté du texte. Alors même que son attitude et ses choix futurs n’auraient guère dû me porter vers la clémence mais plutôt vers une sévérité.

Pierre Lemaitre nous décrit un acte, un fait, monstrueux soit, mais avant tout il nous parle d’une vie, celle de l’après, et donc d’un destin. Le personnage principal n’est pas un héros mais un individu lambda pourri de l’intérieur par quelque chose qui a pris le dessus sur son existence, sur sa manière de vivre. Il est possédé par son crime. Alors oui, je n’ai pu me résoudre à le haïr. Comme l’auteur l’a souhaité je me suis simplement mise à sa place, et le poids ressenti a suffi à me faire comprendre qu’aucune peine n’est comparable à celle infligée par le sentiment de culpabilité. Ce texte aurait pu s’écrire du côté de la police, pour un récit plus académique, de la famille de la victime, pour plus de pathos, ou encore de la mère d’Antoine, pour une tragédie familiale ; la mère est d’ailleurs un personnage important qui mériterait peut-être une plus grande fouille. Mais la qualité première du roman est son angle de vue qui nécessite peu de choses hormis de la clairvoyance et une ouverture d’esprit.

Dans Trois jours et une vie je reconnais le talent de Pierre Lemaitre. Comme je l’ai souligné dans ma critique de Cadres noirs, il « triture » son personnage principal pour signer un récit immersif incroyable reposant ici sur de petites choses, tout en finesse. La fin n’est pas tonitruante dans sa forme, sans grosse révélation choc, peut-être décevante si l’on se place du côté de l’enquête, l’interprétant comme un policier classique. Mais elle est diablement osée et redistribue certains rôles… Jusqu’où son acte va-t-il mener Antoine ?  Pierre Lemaitre offre un roman noir étouffant qui vous donnera des sueurs froides.

Et vous, l’avez-vous lu ?

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