Je vous présente aujourd’hui un roman qui se trouvait discrètement dans ma bibliothèque depuis un certain temps, jusqu’à ce que mes yeux se posent sur lui. Il a connu un grand succès lors de sa sortie, au milieu des années 90, et je dois dire que la quatrième de couverture a achevé de me convaincre de m’y plonger.

Résumé de l’éditeurOLYMPUS DIGITAL CAMERA

Michael Owen, un jeune homme dépressif et agoraphobe, a été chargé par la vieille Tabitha Winshaw d’écrire la chronique de cette illustre famille. Cette dynastie se taille en effet la part du lion dans tous les domaines de la vie publique de l’Angleterre des années quatre-vingt, profitant sans vergogne de ses attributions et de ses relations… Et si la tante Tabitha disait vrai ? Si les tragédies familiales jamais élucidées étaient en fait des crimes maquillés ? Par une nuit d’orage, alors que tous sont réunis au vieux manoir de Winshaw Towers, la vérité éclatera…

Mon avis

D’ordinaire ce genre d’histoires, enfin tout du moins celles que je lis, qui portent sur des secrets de famille, se déroulent bien souvent aux Etats-Unis. D’ailleurs, je m’en étais un peu lassée, car il y a un nombre incalculable de romans abordant la famille américaine de la seconde moitié du 20ème siècle. Ainsi, la famille anglaise partait avec un avantage, ma méconnaissance.

Tout d’abord, je dois souligner la construction narrative brillante de ce roman, qui n’est pas forcément aisée à appréhender mais qui donne à l’intrigue une dimension particulière venant mettre en exergue un suspense qui sans cela n’aurait pas eu lieu d’être. Nous commençons le récit par une immersion au cœur de la famille Winshaw lors d’un épisode crucial de sa vie. Durant la majeure partie du livre, nous découvrons un par un ses six descendants dans des chapitres portant sur un aspect précis de leur vie, à savoir leur carrière professionnelle. Je dois dire que j’ai immédiatement été transportée par l’ambiance du récit, le fait que la scène d’ouverture se déroule dans un vaste château austère, théâtre des règlements de compte d’une famille aussi mystérieuse qu’effrayante, avait tout pour me séduire.

Dans ce premier chapitre, les membres Winshaw nous sont présentés dans des termes peu élogieux, et l’on perçoit rapidement la putridité sous le vernis étincelant. Je n’avais qu’une hâte, en découvrir davantage; mais surtout répondre à la question soulevée dès le début par la tante maudite Tabitha, considérée comme folle par le reste de la famille : Lawrence Winshaw est-il responsable de la mort tragique de son frère Godfrey ? Car je pensais que telle était la direction du récit.

En effet, le lecteur s’attend à une longue enquête afin de nous amener au dénouement qui nous apporterait la réponse. Mais pour cela, l’auteur préfère emprunter d’autres chemins. Disons que la problématique initiale n’est qu’un subtil moyen pour tenir en haleine son lecteur, et surtout pour poser un cadre à son intrigue. Car son ambition sous-jacente, et pas des moindres, est de décortiquer, de déchiqueter sans pincettes, d’étaler grossièrement chacune des personnalités composant cette sombre famille. Bref, son dessein est de dresser un tableau le plus sinistre possible, et pour cela il ne ménage pas ses personnages. Car le lecteur va de déconvenue en déconvenue. Les six cousins de la famille, les descendants donc, accèdent rapidement à des postes de pouvoir dans des domaines propres à chacun que sont la politique, la banque, le marché de l’art, le journalisme, l’agroalimentaire et le commerce des armes. On peut leur reconnaître à tous un talent indéniable pour mener à bien leur projet et réussir là où ils se sont lancés. Je dois dire que cette famille est épatante, et la dernière génération en est l’acmé. Mais cette gloire, cette renommée, cette richesse ostentatoire ne sont que leurres. Et l’auteur n’est pas tendre lorsqu’il s’agit de percer les malversations, corruptions et autres trahisons qui ont permis à chacun de s’asseoir sur le siège doré qu’il occupe. Nous avons un échantillon hétéroclite d’hommes et de femmes infectes, représentatif de ce qu’est l’establishment anglais. L’auteur dénonce des pratiques odieuses, et pour cela il s’attaque à la Famille, en la persécutant, en en faisant le terreau des pires ambitions. Il a l’audace de nous décrire des destinées qui sont liées par le sang, mais un sang porteur d’un poison insidieux, une longue période d’incubation ayant fait naître une génération qui semble dotée de tous les vices de ses ancêtres. C’est une entreprise colossale que parvient à réussir d’une main de maître l’auteur.

Mais pour que la sauce prenne, pour assembler tous ces éléments dans un même cadre, l’auteur se doit de créer une intrigue autour de cette famille. Pour cela il met en scène un jeune écrivain, Michael Owen, qui s’est vu offrir le cadeau empoisonné de mettre sur papier l’histoire des Winshaw. Ainsi, nous le suivons dans ses pérégrinations, l’auteur se permet même des digressions sur son enfance. Nous allons de surprise en surprise, et au fil des diverses rencontres le lecteur se rend vite compte que rien n’est dû au hasard, et qu’une ficelle bien dissimulée relie Michael à la maudite famille. Car le fait que l’auteur s’attarde autant sur ce personnage est loin d’être anodin. Pour autant, il est le seul qui m’a quelque peu échappé. En effet, il m’a été difficile de le situer entre l’homme taciturne, asocial et dépressif qui nous est présenté au début du récit, et l’homme sûr de lui, prolixe et retors du dénouement.

De plus, la présence insistante de certains personnages annexes m’a fortement interpellée. D’autant plus que finalement on délaisse la tante Tabitha, qui est pourtant l’instigatrice de cette mascarade, la metteur en scène pourrait-on dire, mais qui n’apparaît qu’occasionnellement dans le récit. On en oublierait presque sa préoccupation majeure qui semblait pourtant constituer le fil directeur du récit, à savoir, qui a tué Godfrey ? Il y a tellement de zones d’ombre dans l’histoire des Winshaw que cette question initiale tend à être mise de côté. Et lorsque l’auteur revient dessus, lorsque l’on retrouve Tabitha, qui ne nous avait pas réellement quittés, celle-ci est accompagnée d’un déferlement de surprises.

Le final est grandiose, malsain, torturé et presque cauchemardesque. D’ailleurs, ce livre nous propose une analyse du rêve et de la folie qui vient s’imbriquer de manière anticonformiste avec l’aspect purement factuel de l’intrigue, tout en mettant en perspective les différents personnages tel un spectacle de marionnettes. Ce dénouement est déconcertant car en décalage complet avec la plus grosse partie de l’histoire, celle où l’auteur nous présente les descendants. Mais l’on fera aisément un parallèle avec la scène d’ouverture, car on retrouve sensiblement les mêmes personnages dans le château familial, le tragique est tout aussi omniprésent. On pourrait s’étonner de cet excès dans la mise en scène, qui déteint avec le reste du livre. Mais la passerelle avec le début permet de donner corps au récit, et de ne pas être trop étonné par la tournure que prennent les événements, qui est inévitable. J’ai parfois songé à Agatha Christie, dont il est d’ailleurs fait référence, dans ce huis clos final; la présence d’un meurtrier parmi les hôtes, l’enquêteur qui se trouve mêlé un peu par hasard, mais pas tant que ça, au drame, et surtout l’ambiance très british des lieux.

Ce roman est une condamnation de ces grandes familles, fabriques d’hommes de pouvoir, où les seules valeurs transmises sont celles de la réussite sous toutes ses formes, tant qu’elle peut être chiffrée. Mais ces destins sont finalement peu enviables, et l’on ne saurait y trouver un fond d’humanité. Car dans cet écosystème  voué à s’autodétruire que représente la famille, les individus se cognent à la paroi rigide des liens du sang. On sent pourtant leur profond désir de s’émanciper de cet humus, mais ils y reviennent toujours, comme des  chiens fidèles, attirés par l’odeur du sang, ou de l’argent. L’auteur joue avec la sensibilité de son lecteur, nous offrant une bonne dose de colère et d’impuissance, en insistant sur des cordes sensibles, notamment lorsqu’il aborde et condamne le système de soin hospitalier anglais, ou l’élevage intensif et ses monstrueuses pratiques, ou encore la politique de Thatcher. Tous les pans de la société sont traités, il n’y en a pas un qui échappe à la plume acerbe de l’écrivain. On pourrait craindre qu’il s’y perde un peu, dans son entreprise de vouloir étaler les systèmes les plus malsains de l’Angleterre de la seconde moitié du 20ème siècle sans jamais en privilégier un plus qu’un autre. Mais, la structure et l’organisation de son récit font qu’il en dit juste assez, en évitant la brutalité d’un passage du coq à l’âne. Son écriture soignée, incisive mais élégante vient sublimer le tableau. Et l’on se délecte avec un certain voyeurisme des prémices de la déliquescence de la famille Winshaw.

Testament à l’anglaise est un livre piquant, vif, intelligent et engagé sur la haute société anglaise dont on sort à la fois épaté et écœuré. Il présente les caractéristiques d’une saga familiale, d’un roman policier, d’un thriller psychologique, d’un journal intime et d’un conte initiatique. C’est un mélange de genres d’une richesse insoupçonnée et d’une complétude rare. Je ne saurais que vous le conseiller, il saura vous tenir en haleine de longues heures, satisfaire votre curiosité et parfois provoquer un léger vent de révolte.

Et vous, avez-vous lu ce roman marquant de la décennie 90 ?

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