J’ai découvert Arthur Dreyfus il y a cinq ans avec son roman Belle Famille, histoire prenant appui sur l’affaire Maddie. J’avais été séduite par sa plume et l’originalité de l’intrigue. Il avait en effet osé proposer sa propre interprétation du fait divers. Vous savez comme ce genre de récit a tendance à trop souvent me décevoir, pourtant cet écrivain maniait la réalité avec audace et romanesque. Les années passant, je l’ai un peu oublié il est vrai. Et puis, je suis tombée sur son dernier roman, paru en début d’année. Il s’inspire une nouvelle fois d’un drame. L’attentat de Sousse en 2015, ayant fait des dizaines de victimes dans un hôtel en bord de plage. Terrifiant.

Extrait de l’éditeur

« Plusieurs secondes ont passé, durant lesquelles Bernard s’est efforcé d’ordonner les mots qu’il venait d’entendre, et qui s’enchevêtraient dans son esprit : Sousse, la Tunisie, un attentat, ce matin, Véronique — tout cela n’avait aucun sens, Monsieur, vous m’entendez ? a articulé la voix, tandis que, de l’autre côté, Bernard se mettait à trembler, écrasant sa main gauche sur la tablette du téléphone, ici les chiens, qui avaient perçu son état, se sont approchés, avant qu’une phrase enfin s’échappe de sa bouche : Qu’est-ce qui est arrivé à ma femme ? »

Mon avis

Sans savoir réellement à quoi m’attendre, je peux néanmoins dire que je ne m’attendais pas à ça. Avant le drame, Arthur Dreyfus nous raconte un couple. Un couple comme tant d’autres ; de classe moyenne, lui est plombier, elle est caissière. Ils vivent chichement, de plaisirs simples et accessibles, partent peu en vacances, apprécient les dîners entre amis et les instants seul à seul. Eux, la cinquantaine passée, sont pourtant toujours amoureux transis, encore adolescents dans leurs sentiments, que la naissance de leur fille n’a pas troublés. Ils s’aiment comme au premier jour, voire plus. C’est par le regard d’un inconnu, spectateur de leur dernière étreinte dans un métro parisien, qu’ils nous sont d’abord présentés. Immédiatement le lecteur est invité à les aimer. Dans cet instant volé, hors du temps, le dernier de leur vie, ça nous le savons, poignant car si ordinaire, il se passe quelque chose dont le lecteur, et cet inconnu, est le témoin.

Puis, nous suivons de plus près Bernard, le mari. À présent seul pour une semaine, sa femme étant partie en solitaire pour un séjour de détente offert par son entreprise, à Sousse, station balnéaire tunisienne. L’inquiétude le ronge, la peur du silence, de la maison vide ; il ne s’est jamais retrouvé dans cette attente, il la vit très mal. L’auteur nous expose le bonhomme rongé par l’ennui. Comment, après tant d’années de mariage, peut-il en être encore ainsi ? Comment peut-il éprouver un vide si profond ? C’est surprenant, dérangeant. Quel est ce couple si fusionnel qui traverse la séparation comme une épreuve injuste de la vie ? Bernard fait peine, reclus dans sa maison, avec ses chiens et ses trains miniatures. Arthur Dreyfus, en démarrant son roman du côté d’un mari si pitoyable, commun et franchement peu brillant, dessine un tableau pauvre et populaire qu’une tragédie foudroyante va faire éclater.

En parallèle au quotidien de Bernard, nous découvrons Seifeddine, un jeune tunisien studieux et prometteur, profondément croyant, qui s’amourache d’une étudiante belge avec laquelle il espère construire un bel avenir. Il m’a fallu un peu de temps pour envisager la chose, j’étais trompée par le visage éclatant du jeune homme. Car c’est bien le futur terroriste que l’auteur décrit si soigneusement. Paraît-il que son portrait est plutôt fidèle à la réalité, de quoi embrouiller les esprits les plus complaisants. Il est question de chagrin d’amour, l’attentat en est une conséquence éloignée ; des individus mal attentionnés étant venus interférer dans la romance de Seifeddine. La trajectoire était prévue de longue date, lui a suivi un chemin tout indiqué, musulman très pieux qu’il était.

Difficile ont été pour moi ces passages d’un Occident ennuyeux et autocentré, dont Bernard est une figure parfaite, à un Maghreb bipolaire et tumultueux. Seifeddine et Bernard, deux individus qu’absolument tout oppose, vont pourtant voir leurs existences mêlées dans le sang et l’horreur. L’auteur nous les présente sous les traits d’amoureux fous, d’hommes animés par des désirs incontrôlables. Il interroge la sexualité masculine à travers ces deux personnages pétris dans la même chair. Relier un Français des plus franchouillards à un futur terroriste d’un autre continent par l’érotisme, pas toujours hétéro, pas toujours sain, pas toujours assumé —Il n’y a qu’à voir les occupations de Bernard quand sa tendre épouse est absente – est pour le moins impertinent. Ceci dit, alors que Bernard ne se questionne guère sur ses déviances adultérines, Seifeddine, lui, de par sa foi, s’interroge sans cesse. Dans ses premières interrogations, naïves et sincères, se profilent l’engrenage à venir ; la promesse d’un après libéré, la noblesse du statut de martyr, la haine du « mécréant » etc.

Arthur Dreyfus nous raconte la collision entre le quelconque d’une existence paisible et l’ampleur d’un drame lointain. Il démontre l’absurdité du chaos qui secoue les familles des victimes de terrorisme. Comment réagir quand la mort d’un proche est orchestrée par un mécanisme qui nous dépasse totalement ? Incompréhensible car en dehors de tout cadre connu, de toute expérience, de tout quotidien. Il explose dans un ailleurs, dérobe à la vie des êtres innocents, dont certains ne s’étaient même jamais interrogés sur la menace, pourtant présente. Véronique, cette épouse, mère de famille, frivole, toujours joviale, légère et ô combien éloignée de toutes problématiques politiques, religieuses ou diplomatiques, est morte brutalement, en maillot de bain, un magazine de mots croisés dans une main, son tube de crème solaire dans l’autre, massacrée par un jeune tunisien persuadé de faire le bien. Dans son dernier instant de vie, la tête orientée vers la perspective d’une détente méritée sur le sable chaud, elle a croisé le regard de l’être le plus étranger qui lui soit. Comment aurait-elle pu déchiffrer l’intime de ses motivations ?

Sans Véronique propose de saisir l’insaisissable, d’expliquer l’inexplicable, de faire se côtoyer deux univers, deux vies qui auraient dû rester à jamais marginales l’une de l’autre. Il décortique le quotidien de l’un et la biographie de l’autre ; parle du masculin dans deux sociétés aux mœurs différentes. Au milieu il y a la femme, la victime, ivre d’amour et de lendemains heureux. La plume d’Arthur Dreyfus, incisive et occultant toute ponctuation, retranscrit avec le ton qu’il faut la multitude de détails participant à l’éclosion du chagrin, de l’abattement puis de la révolte. Bernard et Seifeddine se retrouvent dans cette courbe où l’acceptation n’existe pas. J’ai pourtant eu du mal à croire au périple du premier, croisade folle et vouée à l’échec qui s’inscrit très mal dans sa personnalité. La douleur de la perte a beau être telle, Bernard est bien en deçà de tout esprit de vengeance.

J’ai beaucoup apprécié ce roman, audacieux car créatif, documenté mais libre. N’étant pas convaincue par le final, trop mélodramatique, je ne le hisse pas au rang de mes coups de cœur. Mais nul doute qu’il s’agit d’un texte fort.

Et vous, avez-vous lu certains textes abordant le terrorisme ?

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