Je vous présente aujourd’hui un livre mondialement connu ayant fait l’objet d’une adaptation cinématographique en 1963. Je dois dire que, me concernant, je n’avais aucune idée de son contenu, mais le classais d’ores et déjà dans la littérature jeunesse, comme suggéré par les diverses éditions. Le titre m’apparaissait bien mystérieux, curieux et pittoresque.

Résumé de l’éditeur (Que j’ai volontairement tronqué car la quatrième de couverture présente un résumé complet, je connaissais donc le dénouement avant même d’avoir commencé ma lecture, ce qui est assez déplaisant)

Une bande de garçons de six à douze ans se trouve jetée par un naufrage sur une île déserte montagneuse, où poussent des arbres tropicaux et gîtent des animaux sauvages. L’aventure apparaît d’abord aux enfants comme de merveilleuses vacances. On peut se nourrir de fruits, se baigner, jouer à Robinson. Mais il faut s’organiser. Suivant les meilleures traditions de collèges anglais, on élit un chef. C’est Ralph, qui s’entoure de Porcinet, « l’intellectuel » un peu ridicule, et de Simon. Mais bientôt un rival de Ralph se porte à la tête d’une bande rivale.

Mon avis

Au préalable, je tiens à vous prévenir que cette chronique sera exceptionnellement longue (non pas que d’habitude elles soient particulièrement courtes). Je pourrais simplement vous donner mon avis, mais cela ne serait guère faire honneur au contenu on ne peut plus dense plus du récit. Ce livre a en effet plusieurs niveaux de lecture, et en cela il mérite une analyse approfondie tant il regorge de métaphores, images et autres allégories. Donc, si vous souhaitez simplement connaître mon avis, je vous invite à lire directement le dernier paragraphe 🙂

Après une lecture particulièrement attentive, je suis étonnée de constater que la plupart des éditeurs classent ce roman dans la littérature jeunesse car, bien que son abord soit simple et l’histoire en apparence triviale, il s’avère d’une très grande complexité, et m’apparaît difficilement appréhendable pour un public jeune.

Ce livre nous raconte les aventures d’un vaste groupe de jeunes garçons coincés sur une île du Pacifique après le crash d’un avion. C’est plutôt cocasse et peu probable comme situation initiale. L’auteur nous plonge rapidement dans l’imaginaire, le surnaturel voire le fantastique. Les dialogues en sont une des manifestations car, spéciaux et incongrus, ils sont courts, parfois tronqués semblant même amputés de leurs fins; nous ne savons pas toujours quel personnage prend la parole. De plus, les situations mettant en scène les enfants sont exposées d’une manière telle qu’elles paraissent banales, naturelles et inhérentes aux conditions de vie, alors même qu’elles revêtent un caractère exceptionnel de par leur environnement.

Nous suivons trois personnages principaux : Ralph, un garçon intelligent, calme mais au fort tempérament; Jack, qui est prêt à tout pour obtenir le pouvoir sur l’île, manipulateur et chasseur dans l’âme; et enfin Porcinet, l’intellectuel du groupe, qui vient apporter un recul et une clairvoyance nécessaires aux prises de décisions. Autour de ces garçons gravite un nombre indéfini d’autres enfants, âgés entre 6 et 12 ans et tous de sexe masculin. Nous ne savons pas exactement combien ils sont, mais ils doivent être plusieurs dizaines c’est certain. Ils apparaissent parfois comme une masse ordonnée, parfois comme un agrégat informe.

Je dois dire que j’ai été saisie par la brutalité du récit, par sa franchise, son contexte et la manière violente avec laquelle l’auteur manipule ses jeunes personnages. J’ai été totalement immergée dans le décor, qui met tous les sens en éveil en nous offrant une large palette de couleurs, odeurs et goûts exotiques. La situation initiale laissait présager un récit invitant à la réflexion sur des thèmes universels, autour de la nature humaine dans des conditions exceptionnelles, tels que la survie, la lutte pour le pouvoir et la dynamique de groupe.

Ce roman a la particularité de laisser la porte ouverte à plusieurs niveaux de lecture; et c’est en cela qu’il s’avère d’une complexité peu abordable pour des enfants. Tout d’abord, on peut le lire simplement comme le récit d’enfants perdus sur une île et contraints à s’organiser afin de survivre, cette situation faisant naître des clans et donc des conflits inévitables. Mais ce serait s’arrêter à la première couche, en ne sondant pas plus loin que le littéral, car une telle lecture ne nous présenterait du récit que sa partie émergée, à savoir ce qui est le plus visible et accessible pour tous les lecteurs. En effet, ce roman est rempli de figures, symboles et images interprétables de multiples manières, des plus manifestes aux plus latentes. J’apprécie beaucoup ce genre d’histoire, qui n’est pourtant pas récurrent dans ma bibliothèque. Mais de temps en temps, il est toujours intéressant d’avoir sous les yeux un récit qui ne se laisse pas appréhender facilement et qui dévoile ses strates petit à petit, si tant est que le lecteur soit désireux d’approfondir son cheminement dans les méandres des mots.

Dans un deuxième niveau de compréhension, on peut interpréter ce texte comme la perception qu’a l’auteur de la construction de nos sociétés actuelles, avec toutes les dissensions qu’une telle entreprise humaine comporte. Ce serait alors la métaphore du passage d’un état sauvage à une société organisée, ou plutôt la frontière presque invisible entre ces deux formations d’individus, lorsque la crise est imminente et la tentation de l’anarchie se fait la plus prégnante. L’auteur semble nous dire que le retour à la prédominance de notre nature primitive n’est qu’à un pas, se trouvant à l’état embryonnaire en chacun de nous et n’attendant que l’occasion idéale pour se manifester. Pour exprimer cette idée il met en scène deux personnages porte-drapeaux, d’un côté Ralph, qui prône l’organisation, l’ordre et l’obéissance, et pour qui l’unique objectif est d’être secouru par les adultes. Puis de l’autre côté il y a Jack, qui s’adapte aux conditions sauvages de l’île, et pour qui la chasse est le seul moyen de survivre dans l’immédiat. Ce dernier va finir par se peindre le visage comme un sauvage et se comporter comme tel, en oubliant tous ses principes initiaux; alors même qu’au début de l’histoire il est le chef de chœur d’une troupe d’enfants, tous rangés en rang d’oignons, habillés d’un costume officiel et bien coiffés. Jack est le personnage qui subit la plus grande métamorphose aux cours des évènements, il est celui qui va le premier se fondre dans l’environnement, dans cette nature hostile, et chez qui les instincts les plus primaires vont refaire surface. Il tentera de faire régner l’anarchie, sous le sceau du plaisir et de la rage. Jack est un être injuste, égoïste, colérique et imbu de sa personne. Mais il va réussir à rallier à sa cause la majorité des garçons, pour qui cet état de recherche permanente d’un état de plénitude s’avère être l’attitude la plus évidente pour survivre sur l’île, ou plutôt la moins contraignante.

En ce qui me concerne j’ai parcouru ce roman avec un troisième regard. J’y ai vu le passage de l’enfance à l’âge adulte, avec tous les rites et conflits que cette transition comporte. En effet, dans ce récit nous avons d’un côté les enfants, la masse d’enfants devrais-je dire, qui est indéfinie, indénombrable, agitée et bruyante; ils représentent un seul et même personnage. Ils sont l’instinct, le manque de réflexion, l’action et la pulsion. Les enfants ne pensent qu’à se divertir et manger des fruits. Ils suivent les meneurs sans se poser de questions, et évoluent en groupe indifférencié. Ils sont les rires mais aussi les larmes de l’île, apportant les émotions les plus fortes. Ils représentent l’enfance dans  ce qu’elle a de plus instinctif, de plus primaire, le petit homme qui n’a pas encore été perverti par la société et les adultes. Les enfants sont dans l’entre-deux, tantôt suivant Jack, tantôt répondant à l’appel de Ralph. Ils sont des petites bêtes qu’il faut dresser, les plus grands les appellent d’ailleurs « les petits ». Ce sont aussi eux qui apportent la peur sur l’île, à travers leurs cauchemars, leurs angoisses enfantines d’un monstre qui viendrait hanter la forêt la nuit, une chose tantôt serpent, tantôt monstre marin, tantôt fantôme, prenant différentes formes selon les récits. Les plus grands vont d’abord faire la sourde oreille face à ces plaintes, mais l’enfant en eux va refaire surface et les angoisses des petits vont finir par déteindre sur eux. Ralph et Jack vont devoir faire face au monstre malgré leurs raisonnements allant contre l’existence d’une telle entité et vont partir à sa quête.

Viennent ensuite les préadolescents, âgés de 12 ans environ. Ils sont les personnages que l’on suit dans l’histoire. Ils représentent le pouvoir, la réflexion et la stratégie, et tentent de s’extraire de leur enfance tant bien que mal. Les adultes eux, ne sont pas directement présents sur l’île, mais ils sont là, en transparence. Les enfants y font souvent référence, ils parlent des « grandes personnes » et tentent d’agir en fonction de ce qu’ils connaissent d’elles, essayant d’imaginer comment les adultes auraient réagi à leur place. Quelques figures parentales font irruption dans les dialogues, un père, une tante, représentants de l’autorité, de la justice et des responsabilités.

Ce roman est selon moi une parfaite allégorie de la période secouée que représente l’adolescence. En effet, devoir prouver sa capacité à être indépendant, autonome, mature et à pouvoir assumer ses actes, telles sont les qualités mises en exergue sur cette île. La survie est une épreuve de force qui demande, pour être réussie, de trouver une position d’équilibre entre l’insouciance de l’enfant et le pragmatisme de l’adulte. Il y a ceux qui privilégient le maintien de la bonne santé en étant bien nourris, et ceux qui veulent à tout prix être secourus en alimentant le feu sacré pour produire la fameuse fumée salvatrice. Ces deux clans vont ici entrer en opposition, l’un dominé par Jack, l’autre par Ralph.

La vie sur l’île est faite d’antagonismes, entre le jour, qui apporte la lumière, le calme et l’assistance des adultes; et la nuit dans laquelle l’imaginaire et les cauchemars s’infiltrent. De plus, nous retrouvons les quatre éléments, chacun composés de deux facettes opposées. Il y a la terre, porteuse tantôt de nourriture avec les fruits, tantôt de danger avec les chutes de pierre et les falaises escarpés; la mer, qui est tantôt agitée, tantôt calme, et qui peut amener des bateaux; le feu, qui peut sauver en produisant de la fumée ou détruire la végétation alentour s’il n’est pas maîtrisé; et enfin l’air, qui transporte des cadavres (celui du parachutiste en décomposition), la pluie ou les orages, ou au contraire qui apporte la fraîcheur et le soleil. Ces quatre éléments sont omniprésents tout au long du récit, l’auteur joue avec, les manipule, les modèle en en faisant le décor mouvant des aventures des enfants, qu’il ajuste en fonction des émotions qu’il souhaite exacerber.

L’île pourrait paraître masculine, elle l’est d’ailleurs. Les enfants présents sur l’île sont tous des garçons, il n’y a aucun personnage féminin. Ces enfants sont munis de lances pointues et aiguisées, symbole phallique de puissance évident. Tout ce qui représente le féminin est moqué par les enfants; ici on prône la virilité, on tait les émotions « faibles ». Mais le féminin est malgré tout présent à travers des figures marquantes de l’histoire. Il y a tout d’abord la conque, ce gros coquillage creux trouvé sur la plage dans lequel souffle Ralph pour les rassemblements et qui permet à chacun de prendre la parole, il représente un symbole fort, celui de l’ordre et de l’obéissance sur l’île. Il y a aussi la mer, qui entoure l’île, elle est tantôt calme, paisible et d’un bleu paradisiaque sur une côte, sur l’autre elle est agitée, en colère, violente et sombre. Nous pouvons aisément y voir la mère et ses deux visages, tendre et aimant ou hystérique et castrateur. Et enfin, nous avons la truie allaitant ses petits, qui va être tuée par les enfants. Sa tête sera plantée sur un piquet, sorte de totem, protecteur pour les uns, monstrueux pour d’autres, surnommé par l’un des garçons « la Majesté des mouches ». A travers cette truie, les enfants s’attaquent à la Mère féconde dans son rôle de nourricière qui protège sa progéniture. Ils attaquent la Femme tout en la déifiant, en faisant trôner sa tête sur un piquet.

Ainsi, nous avons un symbole féminin à portée positive, la conque, un symbole féminin neutre, la mer, et un négatif, la truie/tête. L’équilibre est rétabli jusqu’à ce que la conque soit brisée, cela marquant l’apogée des hostilités, de la terreur sur l’île, de la violence, où un point de non-retour semble atteint. Il est intéressant de souligner que cet incident fait suite à la rupture définitive des lunettes de Porcinet. Je pourrais vous parler longuement de ce symbole qui est très présent dans le récit.  Les lunettes sont les yeux du personnage, et par là-même représentent l’intelligence, l’acuité du groupe, sa capacité à raisonner. Les verres seront cassés l’un après l’autre, rendant Porcinet totalement aveugle et donc inutile.

En conclusion, je dirais que Sa Majesté des mouches est un roman d’une extrême violence, que ce soit dans les images qu’il évoque ou dans la manière dont les enfants se comportent entre eux. Nous savons que ces derniers sont souvent cruels, mais ici l’auteur extrapole à l’extrême leurs capacités à attaquer l’autre, à faire du mal. Il y a des morts, du sang, de la haine, de la colère, de l’injustice. L’île devient le lieu de drames sanglants, on se croirait parfois devant un film d’horreur. Ce livre n’est pas un roman jeunesse tant certaines scènes peuvent être dérangeantes. Il révèle toute sa richesse avec une lecture en profondeur, plus mature et expérimentée que celle qu’un enfant est capable d’avoir. Ce récit m’a étonnée, bousculée, questionnée voire perturbée. J’ai tout aimé dans cette histoire, la cohérence des idées et la pluralité des interprétations, qui diffèrent selon l’âge et l’expérience du lecteur. Ce livre est à lire absolument ! Il nous montre que le danger vient avant tout de nous-mêmes. La nature menaçante n’est que fantasmée; l’Homme, lui, est bien présent dans son action sur les autres et sur son environnement, il est doté d’un pouvoir immense, bien plus grand que n’importe quelle autre espèce. Golding nous expose une enfance agitée, violente et parfois injuste qui représente les prémices de l’adulte en devenir. Il signe ici un livre magnifique ayant une portée sociologique, psychologique et philosophique grandiose.

Et vous, avez-vous lu ce livre ? Si oui, avec quel regard ?

 

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