Suite à ma lecture de l’excellent roman Le jour d’avant et à ma brève rencontre avec Sorj Chalandon, j’ai vite décidé d’engloutir un deuxième roman. Roman, vraiment ? Difficile de le croire quand la quatrième de couverture  – résumé à la première personne  – est signée de l’auteur. Et puis, lui-même l’a suffisamment dit pour que le lecteur soit prévenu ; ici, il nous parle de son propre père. 

Quatrième de couvertureProfession du père Sorj Chalandon

Mon père disait qu’il avait été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une Eglise pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle jusqu’en 1958. Un jour, il m’a dit que le Général l’avait trahi. Son meilleur ami était devenu son pire ennemi. Alors mon père m’a annoncé qu’il allait tuer de Gaulle. Et il m’a demandé de l’aider.

Mon avis

Pour une fois qu’il n’est pas question des relations avec la mère, m’en voici ravie. On change de parent, au revoir mère névrosée/abandonnique/possessive, bonjour père mythomane et paranoïaque ! Le cocktail n’est pas moins effrayant, l’enfance non moins malheureuse. D’autant que la mère, complice passive, appuie fortement là où ça fait mal en mimant la silence.

Reprenons. Émile est fils unique. Il adore son père et sa mère. À l’âge des premières expériences de l’adolescence, lui veut rendre fiers ses parents. Son modèle c’est André, son géniteur. Un homme à la voix forte, au charisme phénoménal quand on a treize ans et à l’autorité incontestable. Être son fils ce n’est pas rien, ça demande surtout beaucoup. Il faut être prêt à subir un entraînement militaire quotidien, à obéir à des ordres obscurs et contradictoires, à se taire surtout, à baisser la tête, se soumettre et ne jamais oser un pas de travers. Émile n’invite pas ses copains chez lui, c’est une interdiction parmi d’autres. Il ne les comprend pas toutes, mais la réalité passe d’abord par la bouche d’André. L’homme s’invente des anciennes vies, dans lesquelles il aurait été parachutiste, pasteur ou sportif. Il crée un parrain à son fils, un militaire américain ayant perdu son bras, Ted. Ted suivra Émile durant toute sa jeunesse. Une figure sublime qui le surveille, faisant passer son message à travers le père. André l’utilise pour appuyer son prestige et son autorité. Ted par-ci, Ted par là. La mère écoute ces sornettes, les yeux baissés, la voix éteinte. Elle acquiesce à son époux, elle n’a guère le choix.

Sorj Chalandon nous déroule l’existence pénible et si féroce de ce gamin attachant, forcé de se courber pour plaire à un père despotique et instable qui ne doute de rien et n’hésite pas à mettre en danger la vie de son fils. Peu lui importent le bonheur de l’enfant, son épanouissement, ses ambitions, ses désirs, Émile doit agir comme lui l’entend. Il se fait passer pour un agent secret, intime des plus grands politiques, personnage de poids dans la guerre d’Algérie avant de devenir membre de mouvements dissidents. Émile y croit, Émile convainc même un camarade de classe de le suivre. Il sombre petit à petit dans les spirales aliénantes de son père, usant des mêmes mécanismes de persuasion et de manipulation. Jusqu’à un drame…

La solitude du jeune garçon fait mal au cœur. On voudrait l’arracher à cette famille malade, lui dire de fuir avant qu’il ne soit trop tard. Les tentacules sont tenaces, Émile est pris au piège. La toile est superbement construite par les mains méticuleuses d’un père aux motivations abjectes dont on doute qu’il puisse vouloir bien agir tant les contraintes imposées empêchent toute pensée libre. Émile vit dans un monde créé de toutes pièces par celui qui lui a donné la vie, la figure masculine centrale et essentielle de tout jeune enfant en construction. S’il avait un frère, ou une sœur, avec lequel partager la peur et les larmes, Émile, sans doute, serait sorti plus tôt de la conviction dangereuse voulant que la parole du père prime sur toutes les autres.  Et puis il y a la mère, si triste et placide, incapable d’aller à l’encontre de la volonté de son époux. La relation pauvre entretenue avec son fils est pourtant poignante ; faite de regards, de mots soufflés, de caresses volées. Elle aussi subit la violence d’André, ce dernier n’hésitant pas à la faire dormir sur le palier.

À l’enfance succède l’âge adulte, venu brutalement, sans transition, une coupure nette dans la vie d’Émile. Les décennies suivantes sont abrégées. On passe d’une présence constante et étouffante du père à un éloignement radical. On ne voit pas Émile grandir, il est le même jeune garçon, un peu naïf, beaucoup meurtri, toujours intimidé. Et puis, l’enterrement du premier chapitre reprend sa place dans la chronologie du récit. Est-il possible de pleurer ce père ? Émile nous raconte autre chose, une tristesse nouvelle, une douleur plus vive à l’heure de la mort, compréhensibles uniquement de ceux qui auront lu. On ne dira pas « Te voici libéré Émile ! », car André n’est pas un coupable au sens juridique du terme. Il n’y a aucune loi pour qualifier le crime commis par un père néfaste et psychologiquement déséquilibré.

Qui pourrait croire que l’homme ayant écrit cette histoire l’a seulement inventée ?  L’intensité du drame est pleine de vécu. On ne peut créer un tel fils, un tel père. La manière dont chaque chapitre explore un peu plus l’intimité de cette famille évoque un travail de mémoire plus que de création. La narration est d’ailleurs segmentée par scènes de vie. La fluidité d’une pure fiction est remplacée par un découpage thématique ; il y a des lieux, des événements, des personnages. Il y a aussi des répliques précises qui paraissent sorties d’un passé réel. Le lever au « Debout rebelle ! », ça ne s’invente pas.

Profession du père est un texte douloureux et intense sur une forme de maltraitance des plus terribles. Il n’est ni une plainte ni une condamnation (l’acharnement d’Émile pour satisfaire aux vœux du père est terrible), il est une délivrance. En fin de course se trouvent l’épuisement et la satisfaction d’avoir écrit. On peut y voir, en faisant effort, un pardon discret à celui qui aura tant manqué à ses devoirs : de transmission, d’amour, de sécurité. La plume pudique laisse affleurer des émotions brutes incarnées par une boule dans la gorge qui ne m’a pas quittée. La lecture de ce roman m’a révoltée, c’est certain, m’a affectée et, d’une certaine manière, m’a enthousiasmée, car Émile n’a pas sombré des suites des mauvais traitements reçus. Avec sagesse et intelligence il s’est accompli, aux niveaux professionnel et personnel ; s’il y a bien quelque chose à retenir c’est cette victoire, difficile et jamais entière mais courageuse et méritée.

Et vous, le sujet de ce livre vous évoque-t-il d’autres romans ?

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