Pour cette Rentrée Littéraire 2018,  je vous présenterai six romans de ma petite sélection dans les prochaines semaines. Je n’ai aucune maison d’édition à remercier pour l’envoi d’exemplaires car c’est mon cher mari qui, cette année, a été mon fournisseur officiel.

Nous commencerons par ce roman social, et politique, au titre mathématiques et énigmatique pour qui n’est pas branché sciences économiques (moi en tête). Mais les dimensions familiale et sociologique du récit m’ont attirée comme une mouche vers du sirop. Il est bon de mettre le nez dans les affaires brûlantes de notre époque et écouter la voix d’un homme engagé.

Résumé de l’éditeurLe paradoxe d'Anderson - Pascal Manoukian

Plus rien n’est acquis. Plus rien ne protège. Pas même les diplômes. À 17 ans, Léa ne s’en doute pas encore. À 42 ans, ses parents vont le découvrir. La famille habite dans le nord de l’Oise, où la crise malmène le monde ouvrier. Aline, la mère, travaille dans une fabrique de textile, Christophe, le père, dans une manufacture de bouteilles. Cette année-là, en septembre, coup de tonnerre, les deux usines qui les emploient délocalisent. Ironie du sort, leur fille se prépare à passer le bac, section « économique et social ».

Mon avis

Vous êtes bien installé au sein d’un confortable foyer, vous avez un emploi, en CDI bien sûr, qui vous permet de vivre décemment et même d’économiser, vous partez en vacances chaque année, avec votre femme/mari et vos enfants scolarisés, vous budgétisez vos courses mensuelles mais ne comptez pas à l’euro près. Bref, vous faites partie de ceux qui ne se privent pas et n’ont pas à se soucier du lendemain. Prenez garde en ouvrant ce livre, vous risqueriez de rapidement déchanter et de vous retrouver à broyer du noir sur votre situation et son devenir. Pire, la paranoïa pourrait doucement s’immiscer dans votre quotidien, vous faisant loucher avec envie sur l’aisance du voisin, interpréter le Bonjour du patron ou les regards de la secrétaire, ressortir les fiches de paie pour les analyser à la loupe.

Ce qui arrive à Aline et Christophe c’est un coup fatal du destin, qui fait dire « pas de chance ! » à ceux qui s’en fichent et « quelle horreur ! » à ceux qui ont quelques minutes à consacrer à l’information avant de souffler de soulagement de ne pas être dans le même bateau. C’est la hache au métal glacée posée sur la nuque, dans l’attente d’un signal pour vous couper la tête. Dans le contexte, le mot qui fait peur est « délocalisation », et tout ce qui s’ensuit : fermeture d’usines, perte d’emploi, chômage, Pôle Emploi, honte, misère. Quand « seulement » l’un des deux membres du couple est concerné, passe encore ; il suffit de rogner sur les sorties, le budget vêtements, le rôti du dimanche, les rideaux à remplacer, etc. le temps pour monsieur ou madame de retrouver un emploi similaire, car il ne peut en être autrement lorsque l’on a travaillé dix ou quinze ans sur le même poste. Mais quand les deux sont écrasés, à quelques semaines d’intervalle, par le même monstre nourri au profit c’est la famille entière qui plonge, le futur qui s’efface, le quotidien qui est bombardé, les habitudes qui volent, les enfants qui trinquent.

Le couple en a deux. Léa, brillante élève de terminale, mais pas suffisamment pour voir la détresse de ses parents, et Mathis, un garçonnet obscurément malade qui se pendouille aux branches d’un arbre. Personnages inutiles, la progéniture du couple est là pour rendre son sort plus pitoyable, c’est tout. Dotés de caractéristiques censées complexifier la structure familiale, d’un côté un handicap, de l’autre du génie et de la culture dans un corps d’adolescente, ils ont, au contraire, un curieux rôle faisant presque passer Papa et Maman pour des imbéciles qui brassent de l’air.

Aline et Christophe sont un couple amoureux, fougueux, intime, enfantin dans ses attentions, du genre à se battre pour raccrocher le premier, à se tripoter devant l’évier et se chuchoter des mots d’amour sur le canapé quand les enfants sont couchés. C’est un couple tendre, gentil, assorti, soudé. Un couple qui fait sourire malgré sa communication sirupeuse. Alors, bien sûr, les voir patauger dans la boue et s’accrocher l’un à l’autre comme deux vieillards fait évidemment mal au cœur. On voudrait simplement qu’ils continuent à s’aimer ces deux-là. On se demande bien ce qu’ils font dans une telle histoire, pour quelles raisons l’auteur les a embauchés afin de jouer le rôle de misérables, d’infortunés, de souffre-douleur.

Et puis, tandis que le ton du récit s’enlise dans la leçon de morale et la charge contre les patrons, le grotesque s’invite, Robin des bois version cartoon. Aline et Christophe ont décidé de mener leur combat contre la fatalité en empruntant une voie interdite, illégale, gamine. Ils ne sont pas des adultes réfléchis qui portent le verbe haut face aux grands actionnaires. Ils sont de petites gens de la débrouille, roublards et plaisantins, mais au maquillage huileux dégoulinant sur des visages tristes. Leur sourire de façade est une grimace pour contrer la réalité, c’est leur dernière folie, le dernier recours face à une machinerie insensée qui broie l’humain sous des prétextes économiques. Leurs agissements sont pitoyables, grotesques, peu héroïques ; mais tellement inconscients, extrêmes et démodés que l’on se surprend à les encourager.

Pascal Manoukian offre un récit ultra-engagé, ultra-politisé, ultra-orienté. J’ai parfois été fortement gênée par cette conception manichéenne à travers laquelle tous les patrons sont des profiteurs sans cœur, sans morale, sans affect et tous les salariés motivés, travailleurs, courageux mais sous-payés, exploités, rabaissés. C’est une vision que je ne partage pas et qui m’horripile mais, ayant conscience des réalités du monde ouvrier, j’accepte ce genre de texte comme un témoignage essentiel porteur d’une vérité à contextualiser. Pascal Manoukian ne propose pas un tableau reluisant, mais il est sans aucun doute vrai, pris sous un certain angle, et élagué des quelques diatribes un peu limites parsemant l’histoire.

Cette histoire est sans conteste le genre de récit douloureux à lire car trop actuel, trop sujet à conflits, interprétations, points de vue opposés, divergences d’intérêts. Il faut la découvrir en sachant à quoi s’attendre ; en connaissant l’orientation de l’auteur c’est encore mieux. Pour autant, elle doit se parcourir comme un roman, ce que je me suis forcée à faire, pour mieux la tolérer. J’ai grandement apprécié l’alchimie autour du couple ; les personnalités d’Aline et Christophe, éclatantes voire clownesques, sont une audace de la part de l’auteur qui, en déguisant la tragédie la rend encore plus terrible, incommodante et culpabilisante. J’ai achevé ma lecture dans un état frontière ; acculée contre le mur d’une réalité tantôt caricaturée, tantôt déniée, je n’ai eu d’autre échappatoire que la plongée dans une autre histoire pour vite oublier celle-ci. Mais la chose m’a rattrapée, me plaquant à la figure cette fin révoltante que je ne voulais admettre.

Le paradoxe d’Anderson est un livre de plomb, qui vous conduira droit vers une déprime altruiste. C’est une fable qui rit jaune et broie du noir. Alors on repense aux deux enfants, victimes rendues aveugles. On espère pour Léa un avenir sous forme de pied de nez à ce fichu paradoxe qui veut que l’enfant davantage diplômé que son père n’aura pas une meilleure position sociale que ce dernier. C’est un roman coup de gueule et coup de poing, brillant par son cheminement et sa tournure tragi-comique, malgré un fond que certains pourront, à juste titre, juger alarmiste.

Et vous, ce roman de la rentrée littéraire fait-il partie de vos prochaines lectures ? 

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