Maylis de Kerangal, je l’ai découverte avec Réparer les vivants, excellent roman sur la greffe d’organe et la frénésie ne tolérant pas le moindre retard qui se déroule dans de telles circonstances. C’est avec la construction d’un pont qu’elle nous embarque cette fois-ci dans un récit tout aussi immersif. Avec ces deux histoires, pas le moindre doute, nous avons affaire au même écrivain…

Résumé de l’éditeur

Coca, en Californie. Le nouveau maire de cette petite ville imaginaire a pour projet d’y construire un pont, qu’il veut à la mesure de son ego : titanesque. Des ouvriers affluent du monde entier : de Chine, de Russie, d’Afrique ou d’Europe, des hommes et des femmes convergent en masse pour bâtir ce géant autoroutier. Tous ces destins, ces passés parfois troubles et ces aspirations souvent différentes, doivent apprendre à cohabiter ensemble.

Mon avis

Avant de lire Maylis de Kerangal, il faut être prévenu. J’étais avertie car ma première lecture m’a entraînée, mais je garde en mémoire les difficultés que j’avais alors éprouvées. La plume de cet écrivain, on la fait notre amie, ou bien elle devient votre ennemie, se liguant contre vous jusqu’à ce que vous lâchiez prise par épuisement, dégoût ou colère. Dans  Réparer les vivants je l’avais bien vite remarquée, cette bête noire difficile à dompter. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? pourrait être la devise de l’auteure. On oublie la syntaxe classique, la ponctuation codifiée, car elle en a décidé autrement. Pour elle, les idées s’empilent, les détails prolifèrent, elle veut tout dire, mobilisent plus d’images qu’il n’en faut. Le résultat ne manque pas de consistance, le tableau est archi-complet.  Mais dans cette abondance de phrases malaxées, il m’aura fallu plusieurs dizaines de pages pour trouver mon rythme de croisière.

Si je suis parvenue à tolérer ce que d’ordinaire je crains chez d’autres, c’est que l’auteure est devenue maître dans l’art de créer une histoire haletante sur un sujet fixe qui vraisemblablement ne suscite guère une imagination débordante. La greffe d’organe ou la construction d’un pont sont des réalités a priori peu propices à l’imaginaire, au romanesque. Elles ont pourtant en commun une chose : la chaîne d’êtres humains nécessaires. Et c’est là-dessus que joue l’auteure, qu’elle pioche ce qui constituera son récit, qu’elle se permet d’inventer, de broder. Et lorsqu’il s’agit de décrire un fourmillement, un chassé-croisé d’existences toutes mobilisées pour le même objectif, sa plume n’est alors plus signe d’une pédanterie, d’une arrogance, d’une autosatisfaction à désorienter toujours plus le lecteur, non, elle témoigne du caractère urgent, pluriel et enchevêtré de ce qui est en jeu : construire un pont, greffer un organe.

Ainsi, nous suivons l’édification de ce qui devra être l’un des ponts les plus magistraux de Californie, un géant d’acier et de béton. Depuis la prise de décision, l’accord entre toutes les parties, jusqu’à l’inauguration, le lecteur est englouti dans ce tourbillon infernal qui aboutira à une tour de Babel du 21e siècle. Car ce sont des centaines, que dis-je, des milliers, de petites mains, toutes hautement spécialisées, qui vont permettre, dans un concerto parfaitement orchestré, d’ériger ce monument à la gloire d’une humanité mobile, nomade, dépassant les frontières. Les ouvriers viennent des quatre coins du monde, et pendant plusieurs mois vont former une micro-société plurilingue avec ses propres lois, ses luttes et ses clans.

Nous suivons plus particulièrement une poignée d’individus, Georges, un chef de chantier, Katherine, une ouvrière, Summer, la responsable du béton, Sanche, un grutier. Tous sont amenés à se croiser, quotidiennement ou occasionnellement, se reconnaissant ou non. Nous les découvrons, nous lecteurs, au cœur du chantier mais aussi dans leur intimité ; mettant la lumière sur leurs origines, l’enchaînement de décisions, ou de hasards, qui les ont amenés ici, à Coca. Chacun est rempli d’attentes, ce projet représentant un tournant décisif dans leur carrière, pour faire ses preuves, toujours, pour acquérir encore plus de compétences, pour vivre l’espace de quelques mois une expérience humaine rare. Car faire partie de cette gigantesque équipe est convoité.

En même temps que le pont prend forme, d’abord dans le sol, il faut creuser pour ensuite ériger, la dynamique du chantier se met en route, les relations se nouent, les amitiés et les inimitiés. L’auteure retranscrit de manière magistrale le fluide décisionnel qui, partant d’un très haut et très lointain méconnu, se déverse sur les dirigeants, sur le terrain, puis ensuite sur les ouvriers, ceux qui ont la « main dedans ».

Ce chantier ne sera bien sûr pas de tout repos, quand il y a de l’humain, il y a des problèmes. Nous assistons à un épisode de rébellion, des négociations aboutissent à un compromis satisfaisant pour tous, il y a les écologistes qui se battent pour préserver la faune alentour, et notamment la période de reproduction des oiseaux migrateurs, le chantier sera ainsi stoppé pendant trois semaines, n’oublions pas ceux qui travaillent sur le fleuve, dans les embarcadères, qui voient dans le pont la menace d’une extinction de leur emploi, ils seront près à tout pour que jamais il ne voie le jour.

Mais le pont est le plus fort, il sortira de terre quoi qu’il en coûtera, en sang, en sueur, en destruction de la flore, en vies aussi. Un tel projet ne peut pas avorter, il représente une montagne d’argent, dépensé et attendu.

Maylis de Kerangal évoque dans son roman les deux dimensions d’une telle œuvre. Le macro, à l’échelle du pont, ce qui est fixe et ne tremblera pas, ce qui ne peut être aboli. Le pont prime sur tout, les quelques obstacles que j’ai évoqués sont très rapidement écrasés, surpassés ; la preuve en est, l’inauguration aura lieu en temps et en heure, pas question de dépasser les délais. Il est une présence gigantesque, qui contrôle les hommes. Et le micro, à l’échelle de ces milliers de vies qui gravitent et participent chacune à la bonne marche du chantier. L’auteure crée des tensions, des rencontres, des intrigues, paraissant bien maigres face à ce qui se construit sur les rives du fleuve. La plus improbable est sans nul doute la romance entre un cadre ambitieux aux responsabilités colossales et une ouvrière, ordinaire et passablement vulgaire, qui n’ont rien à se dire tant ils viennent d’univers opposés. Mais il semblerait que le simple fait d’être inscrit sur la liste de ceux qui ont participé à la construction du pont soit suffisamment éloquent pour effacer les antagonismes.

Ce pont possède un pouvoir insoupçonnable, à la fois redoutable et fascinant, il rapproche, unie dans un même but ceux qui sont dans son ombre, et déchire les autres, les antis.

Naissance d’un pont est le récit d’une aventure prodigieuse, pourtant non unique car des ponts il y en a des milliers, la terre pullule d’infrastructures gigantesques. Il nous rappelle que c’est dans ce genre de création humaine et démentielle que peuvent se rencontrer, se croiser et se dépasser autant d’individus, où peut naître à la fois le meilleur, cette force que l’on ne soupçonne pas née du groupe, et le pire, toujours plus écraser, dominer, sous-estimer la nature, la grande mais aussi celle de l’Homme. Maylis de Kerangal, tout comme avec Réparer les vivants, ne crée pas une intrigue sophistiquée mais raconte ce qui est, un quotidien répété partout dans le monde, avec son style vitaminé, sa sensibilité la fait s’arrêter sur des instants riches, faire des pauses sur des moments essentiels, constitutifs de nos sociétés, participant à son bon fonctionnement : la bonne circulation, des hommes pour le pont, de la vie pour la greffe d’organe. Elle fait partie de ces écrivains qui portent le témoignage de leur époque, de ses défis et de ses victoires. Nul doute que je n’en ai pas fini avec elle !

                Et vous, connaissez-vous cet écrivain ? 

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