J’ai saisi ce livre de Marie Cardinal dans ma bibliothèque, dans un instant de rien, ne me rappelant pas l’avoir acheté quelques mois plus tôt. Je l’ai ouvert et ai lu les premières lignes, puis les premières pages. Je ne m’étais pas décidée, ayant prévu de me pencher sur tout autre chose, mais me suis retrouvée, bien malgré moi, agrippée par ce troublant récit…

Résumé de l’éditeurLes mots pour le dire Marie Cardinal

La jeune femme que nous découvrons est un être physiquement et moralement désemparé, au bord de la folie. Jusqu’au jour où elle se décide à confier son destin à un psychanalyste.

Mon avis

Une jeune femme de trente ans se rend chez son psychanalyste, au fond d’une impasse parisienne. Elle lui dit : « Docteur, je suis malade depuis longtemps. Je me suis sauvée d’une clinique pour venir vous voir. Je ne peux plus vivre. » Trois fois par semaine, durant sept ans, Marie arpentera la ruelle, les valises pleines d’un bric-à-brac à trier en compagnie du « petit homme », comme elle l’appelle. Marie s’est enfuie d’un hôpital psychiatrique, elle refuse d’y retourner, elle choisit la psychanalyse comme dernier recours, avant éventuellement de mettre fin à ses jours.

La narratrice dévoile ses blessures, les causes de son internement, l’éclosion de la maladie. Elle souffre de crises d’angoisse terribles qui la font se recroqueviller entre le lavabo et le bidet. Elle est vide, elle n’est rien, elle est éparpillée, elle se déteste, elle et son incapacité à tenir debout. Le symptôme le plus éloquent de son état est ce flux incessant de sang d’origine vaginale dont aucun médecin n’explique la cause. Marie scrute, dans un geste précis – une main glissée là-dessous – l’avancée de l’écoulement. Sa maladie c’est la chose. Marie en est prisonnière. La chose la domine, dirige son existence, l’étouffe et monopolise son corps et son esprit. Marie lui appartient tout entière.

Petit à petit, en creusant ses souvenirs, en contournant puis se rapprochant du fossé dans lequel s’agglutinent les traumatismes, Marie met au jour le drame de son existence, les racines de son mal, la genèse de la chose. La révélation de sa mère. Un jour comme un autre, en marchant dans la rue, elle lui avoue le crime qui n’a jamais eu lieu. Quand elle a souhaité avorter. Toutes les tentatives ratées pour expulser ce début de vie. Cette vie à présent devenue fillette qui écoute l’aveu d’un éternel rejet.


 Là, dans la rue, en quelques phrases, elle a crevé mes yeux, elle a percé mes tympans, elle a arraché mon scalp, elle a coupé mes mains, elle a cassé mes genoux, elle a torturé mon ventre, elle a mutilé mon sexe. 


Les mots, détaillés, choisis, sans fard et sans remords, crachés à la figure de l’enfant par cette mère indigne, tombent dans le cœur de Marie pour y planter leurs graines. La chose est née. Le thème de la mère non aimante, détachée et perverse, est redondant. Bien souvent, c’est un manquement au maternel qui crée les plus vives blessures, bien plus qu’une absence du côté du père. Marie a vécu la trop commune histoire de l’enfant maudit qui toujours s’accroche à l’idée d’une mère, cherchant à séduire, à conquérir celle qui a refusé ce rôle tout en s’amusant de la détresse de son petit comme on triture un insecte sur le dos. La mère est le seul être dont on cherche toute notre vie l’amour et la reconnaissance. Celle de Marie a pourtant expérimenté la maternité choisie, mais elle a perdu un nourrisson. Alors s’est inscrite la haine de toute future vie venant remplacer celle de l’enfant mort.

C’est consciente de son état, de sa maladie et de ses affres, de l’urgence à devoir comprendre – plus qu’à poser des pansements stériles sur ses plaies béantes – qu’elle met un pied dans l’antre d’un analyste dont la science, au cours de ce 19e siècle, est neuve et décriée. Devant lui elle pleure, beaucoup, puis elle raconte, se livre, ouvre la porte de son inconscience ; par couches successives elle pénètre toujours plus au fond de son Moi, remontant le temps à la recherche de l’origine du mal l’empêchant de vivre. Sa détresse est vive, elle déchire le cœur, elle saisit à la gorge, elle est si vraie, si entière, si réelle, si explicite mais si floue – au début du moins – que le lecteur est obligé de tourner les pages, de mettre masque et tuba pour plonger dans les profondeurs d’une âme torturée et seule, désespérément seule. Une fois lu le discours inaugural de Marie, il m’a été impossible de lâcher le livre. Quand la douleur vous étreint, quand plus aucune issue n’est possible, quand l’impossibilité d’être, simplement être, construit un mur infranchissable tout autour de vous, la clef est à chercher à l’intérieur de soi, dans le passé et les fondations de ce qui deviendra. Qu’est la chose ? Qui l’a fait naître ? De quoi se nourrit-elle ? Où vit-elle ? Une bête infâme et sanguinaire se délectant de la peur, des larmes et du désespoir. La chose est une folie.

On suit l’analyse de Marie comme un roman à suspens, on guette les rebondissements, les hauts et les bas, les retours en arrière, les bonds en avant, les incertitudes, la recherche du coupable, la vengeance ensuite, la rédemption, la guérison, la rechute, l’incompréhension, le doute. Marie libère sa parole, le sang ne coule plus, ce sont les mots à présent qui se déversent entre les quatre murs d’un cabinet dans lequel circulent les gens perdus qui, à un rythme parfaitement maîtrisé, trouvent un certain réconfort à témoigner de leur mal de vivre face à une oreille qui n’est là que pour ça.

Ce livre est à déconseiller à ceux qui doutent, toujours, du pouvoir de la psychanalyse, de sa nécessité, de son sérieux, de ses preuves. Car ici, et comme ailleurs, le docteur est presque muet, il est une présence discrète, il est là et pourtant on l’oublie. C’est sur cette absence de réponses, de relances, de rebonds que beaucoup baseront leurs suspicions. Que vaut un médecin qui se tait ? Et pourtant, l’avancée de Marie, sa renaissance, son éveil, est sans aucun doute le meilleur des arguments pour prouver l’efficacité du procédé analytique. Comme elle le dit si bien, ceux qui critiquent sont ceux qui ont abandonné trop vite. Une analyse ne vaut qu’arrivé en bout de route. Abandonner c’est perdre, ça ne vaut rien. On se disqualifie. Alors pour ne pas avouer sa propre incapacité, on préfère critiquer la méthode et l’arbitre. Dommage. Marie a eu le courage d’en finir. Sept ans, c’est long, ça l’est encore plus quand il s’agit de se retrouver, de provoquer sa propre renaissance. Au début, elle y allait seulement pour éviter une nouvelle hospitalisation d’office. C’est ce qu’elle croyait, jusqu’à ce qu’elle soit prise dans le mécanisme, qu’elle saisisse les rênes et devienne actrice de sa propre réparation.


Chaque événement aussi minuscule soit-il, aussi quotidien soit-il, est catalogué, étiqueté, serré dans l’oubli mais indiqué dans la conscience par un signal souvent microscopique : une brindille d’odeur, une étincelle de couleur, un clignement de lumière, une parcelle de sensation, un éclat de mot.


L’association libre, le rêve, les symboles, les réminiscences. Tout est là. Marie nous donne à lire le matériel utilisé, mobilisé, travaillé, retravaillé, pour enfin aller mieux. Elle retranscrit avec distance, pour ne pas s’embrouiller, pour apposer une clarté chronologique – sinon le récit serait illisible, un charabia introspectif peu digne d’intérêt. Tout nous dit pourtant que la narratrice et l’auteure sont la même personne, le texte suinte le véridique et le vécu à chaque ligne. Les mots sont tranchants, si durs envers celle qui les convoque, si narquois et cyniques parfois. La plume est superbe et maîtrisée. Jamais le récit d’une analyse ne m’aura paru si fluide et éclairant. Marie Cardinal est un magnifique cas pour comprendre le cheminement du patient. Il est à la fois le roman d’une famille, ses drames et ses secrets, et l’auto-critique d’une introspection. Il présente une complétude rare, un tout, un univers clos et réfléchi. Quelle sagacité, quelle lucidité il faut pour offrir une telle histoire à des yeux étrangers. Comme si vivre le moment de l’analyse ne suffisait pas. Il y a la femme, souffrante et épuisée, et l’écrivain, nouvelle et cicatrisée. On se demande si l’écriture de ce livre, si juste, si proche du vécu, n’est pas, en soi, la continuité de l’analyse. Écrire pour mettre bout à bout les grandes étapes vers la sérénité, pour enfin tourner la page et regarder le parcours chaotique d’une reconstruction.

Dans Les mots pour le dire Marie Cardinal fait de son investigation un roman, le prodige de l’écrivain. Certains y verront la quintessence du narcissisme. Moi-même aurait été tentée de juger ainsi ce texte (qu’ils sont agaçants ces écrivains à toujours parler d’eux-mêmes), mais l’audace de la démarche et l’amitié si mature nouée entre l’auteure et sa narratrice sont remarquables. Elle ne tourne pas en rond, ne contemple pas son nombril, mais se place comme objet d’études, offre aux lecteurs la possibilité de la juger tout entière. Elle ne cache rien, n’embellit rien, ne dramatise pas non plus. En somme, Marie Cardinal possède une voix que l’on a simplement envie d’écouter.

Et vous, aimez-vous les récits introspectifs ?

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