Avec ce roman de François Bégaudeau j’ai souhaité m’immiscer dans une histoire totalement inconnue, sans avoir lu ni résumé, ni avis, ni quoi que ce soit concernant l’auteur. C’était simplement un titre, Molécules, rien d’autre. J’apprécie régulièrement procéder ainsi car, à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, il est difficile d’atteindre le degré de connaissance zéro au sujet des livres en particulier, et de tout en général. Ce faisant, il me paraît agir follement, extravagance des temps moderne qui est celle de préserver l’ignorance. Ce que je ne regrette jamais, bien au contraire. C’est aller à contre-courant du principe même de mon blog, qui se veut éclairer les futurs lecteurs, et ça me plaît !

Editions Verticales

Mon avis 

L’histoire débute alors que Jeanne, une mère de famille, est retrouvée morte, égorgée et le visage scarifié, devant l’ascenseur qui la conduisait chez elle, dans la résidence d’un quartier d’Annecy. Peu avant nous la découvrons travailleuse du social au sein d’un hôpital psychiatrique. Le récit commence réellement par l’introduction de l’aliénation, à travers les patients de l’établissement, de doux désaxés qui rient, braillent, profèrent d’absurdes sentences ; au milieu il y a Jeanne, elle aime son métier, et Didier, un « autiste » habitué à câliner les arbres sur lequel elle porte toute son affection. Puis survient Lena, la fille, une adolescente cérébrale portée sur les chiffres et qui questionne le monde à sa manière. On la surprend en rentrant de l’école ; l’attendent la concierge et les policiers.

Rapidement, se met en place la mécanique autour du meurtre, l’auteur concentre son texte à la lisière du drame. Il y a la recherche d’indices, la découverte rapide du coupable, enfin les interrogatoires, un long passage sur le passé du criminel, en lien avec sa victime, et le procès. La marche judiciaire constitue le gros de l’histoire. Portées par de foisonnants personnages, l’enquête et sa suite m’ont passionnée. Du classique, il n’en est rien. Car en filou, l’auteur redistribue les cartes du policier. Puisque le coupable est bien vite démasqué, attardons-nous sur d’autres éléments. Par exemple, sur le quotidien des enquêteurs, dont les dialogues sont ici savoureux. L’humour est savamment saupoudré sur ce pan de l’histoire. C’est un délice à lire, plein de finesse, de traits d’esprit, de cocasseries ; j’ai adoré.

« Même en la tailladant il ne la reconnaît pas ?  — Il ne la reconnaît pas parce qu’elle est tailladée. — Raisonnement perversement circulaire. — OK, il la connaît. — Mais pas assez pour être un proche. — Un proche peut-être pas, mais un homme. — Cela au moins est sûr : la victime a été tuée par un homme. — Ou par une femme, disions-nous. — Cela au moins est sûr : la victime a été tuée. »

Jeanne et son cadavre sont grossièrement mis de côté pour se concentrer sur l’assassin ; un paumé impuissant, misogyne, qui s’est vengé d’un râteau d’antan. Le pervers a une femme, c’est elle qui le raconte, lui et ses difficultés sexuelles. Le lecteur se laisse prendre au piège, enfermé dans ces problématiques conjugales il en oublie l’origine de l’histoire : Jeanne, une employée dévouée, une mère de famille aimante et une conjointe attentionnée, a été massacrée en rentrant chez elle. Quand sonne l’heure du procès, quand enfin on pense que l’honneur sera préservé, que justice sera faite, que la mémoire de la victime sera rétablie, il n’en est rien. Entre les jurés, turbulents, la magistrate, désabusée, les avocats, qui sont là pour défendre leur bout de gras, les témoins appelés à la barre et les experts tire-au-flanc, c’est un absurde spectacle, où chacun protège sa place à l’excès. L’on revient sur la vie de notre accusé, l’on tente de trouver des explications, des éclaircissements. Le but étant non pas de le rendre non coupable, mais d’atténuer sa peine, coûte que coûte. Non, il n’est pas dangereux, un homme impuissant ne peut être dangereux, c’est un couard plus qu’un sanguinaire ! Le curseur de la sensibilité est pointé du côté de celui qui a égorgé ; tandis que la morte, puisqu’elle est morte elle ne risque pas de nous déranger, est un malencontreux obstacle sur la route du paisible assassin, bien malgré lui. On jurerait que le cutter a tranché l’artère tout seul. Les jurés se laissent embobiner, les avocats jouent au tir à la corde, la juge est incapable de juger, les témoins parlent eux en faveur du condamné, les experts de tous bords balancent leur jargon médical, expert à la cour d’assises c’est toujours des sous en plus à la fin du mois.

La scène, pour intense et accrocheuse qu’elle soit, est une affreuse mascarade. Charles, le veuf, est silencieux ; on ne saura rien de sa parole. Si jamais elle est du moins entendue, qu’elle soit au moins réquisitionnée. Charles assiste au deuxième assassinat de sa femme, les complices sont légion. Au tribunal on est là pour défendre, par pour accuser ! Le meurtrier, ce pauvre homme, est encore vivant lui,  il doit porter la croix de son crime toute sa vie, autant qu’il ne subisse pas la prison trop longtemps.

C’est odieux.

La sentence est prononcée, rideaux. C’est au tour de Léna, des années plus tard, de prendre la relève. Il y aura vengeance.

Molécules est une livre composite difficile à qualifier parce que l’auteur navigue dans sa galerie de personnages en prêtant, selon moi, des caractéristiques assez dissonantes les unes avec les autres. Léna et Charles forment d’un côté ce qui reste de famille, portent avec lourdeur le souvenir de Jeanne, ils sont dépassés par les évènements. Ils font deuil, mais on les rencontre de manière trop sporadique dans le texte pour être véritablement touché par leur affliction. Leur présence devient presque gênante, face à la vivacité du reste de l’histoire, à la bouffonnerie qui se joue. Un autre auteur leur aurait donné une place plus importante, tandis que son voisin les aurait totalement déclassés. C’est cet entre-deux qui donne à l’histoire globale, si l’on se recule pour l’observer, une unicité gênante qui grince. Il serait certainement juste de voir là-dessous manipulation de l’auteur, volonté de replacer le lecteur dans la position qu’il occupe trop souvent dans la société, et dans laquelle il se complaît très aisément : simple spectateur à qui les faits sont rapportés. C’est, je pense, dans cette optique que François Bégaudeau joue avec le langage, en insistant sur le dire et le faire dire en société ; quand la parole est orientée, suggérée, interprétée, décortiquée, explorée, retranscrite, remodelée. Les mots ont tantôt peu de valeur, tantôt conséquences immédiates. Le procès, pièce centrale du récit, est le lieu où la parole est le plus hétéroclite. Trop d’oreilles aux intérêts divergents l’absorbent pour la renvoyer différemment, la traduire pour mettre l’auditeur dans leur poche. L’auteur souligne admirablement dans son texte ce que j’oserais appeler la schizophrénie du tribunal. Les personnages de l’hôpital psychiatrique, aux pathologies diverses, forment alors une bulle davantage homogène, en face d’un monde qui se veut cohérent et formel. Ils se comprennent mieux que nous autres qui nous déclarons sains d’esprit. Vous voyez l’ironie ?

En somme, François Bégaudeau condamne, se moque, se scandalise de ce qui, se targuant de tourner rond, est malade de l’intérieur, se périme à mesure qu’il est usité.

Molécules, s’appuyant sur un fait divers sordide, parvient à tirer des ficelles bien cachées de notre société, dans un déroulé novateur et ingénieux aux multiples tiroirs et degrés de compréhension. Le tout dans un style pointilleux et sagace, qui fait tourner la tête, non sans humour et beaucoup d’ironie. Même le lecteur le moins concerné, le moins ouvert au second degré, le plus rangé dans ses étroites baskets, saura apprécier cette lecture. Pour ma part, conquise par le ton et la manière, j’ai été moins convaincue par les dernières pages ; le retour à Léna, personnage indiscernable, et sa vengeance, pourtant légitime, m’a malheureusement laissée sur une totale incompréhension. Je m’attendais peut-être à plus d’audace dans ce final. Il n’empêche, j’ai lu un texte fort et addictif d’un auteur jusque-là méconnu vers lequel je reviendrai.

Et vous, connaissez-vous François Bégaudeau ?

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