Voici ma deuxième lecture parmi l’avalanche de nouvelles parutions en cette Rentrée Littéraire. Ce titre fait déjà beaucoup parler de lui, au point d’être présélectionné pour le prestigieux Prix Goncourt. Je l’ai repéré pour son thème sordide et actuel, le fait qu’il s’agisse d’un premier roman, la jeunesse de l’auteure aussi, et, j’avoue, des propos dithyrambiques qui n’en disaient heureusement pas trop (parfois l’on se satisfait d’un « à lire », « poignant » ou autres).

Mot de l’éditeurLe malheur du bas - Inès Bayard

Dans ce premier roman suffoquant, Inès Bayard dissèque la vie conjugale d’une jeune femme à travers le prisme du viol. Un récit remarquablement dérangeant.

Mon avis

Malheur du bas n’est décidément pas un livre plaisant. On ne peut pas dire, J’ai aimé cette lecture, et la conseiller innocemment en pensant offrir quelques heures de divertissement. Malheur du bas est détestable, abject et provocant. Coup de cœur, impossible pour moi, coup au cœur, plutôt, à faire vomir. Cela devrait plaire à l’auteure.

Le viol. Vous serez invité à pénétrer ces quatre lettres, à mâcher les joues pleines ce mot difficile à prononcer, à en être gavé comme une oie. Le viol. Si vous ignorez ce qu’il peut en être, la tragédie et ses conséquences, Inès Bayard hurle Présente ! pour vous proposer sa version du crime en 4D.

Comme nombre de romans, le début nous dit déjà la fin. Cette histoire se terminera par un drame de la pire espèce. Une mère de famille tue son enfant, encore bébé, son mari et elle-même. Qu’a-t-elle donc tant supporté pour en arriver à commettre l’horreur ? Le livre revient en arrière, plusieurs mois plus tôt, avant son anéantissement.

Au commencement, il y avait donc une criminelle. L’auteure ne maintient pas le suspense, nous savons que la femme bien apprêtée, présentée après un prologue qui donne le ton, sera responsable d’un carnage.

Marie aime Laurent. Ils sont bien parisiens tous les deux, des postes à responsabilité, un appartement cossu, la trentaine sans enfant, se font de bons petits plats en se fournissant auprès des commerçants du quartier, font tinter leurs verres de blanc en se racontant leurs journées épuisantes, entourés d’amis aussi bien lotis qu’eux.

Jusqu’au jour où Marie se fait salement violer par l’un de ses patrons dans sa voiture après qu’il lui a proposé de la raccompagner. L’acte est passé à la moulinette d’une plume qui veut tout dire, les gestes, les mots, les fluides, les murmures, les regards. Marie est rejetée sur le trottoir comme un chewing-gum recraché sur l’asphalte par la fenêtre. Dès lors, Marie n’existe plus. Effacée la femme active intégrée dans un quotidien citadin parfaitement calibré, exterminée la conjointe sensuelle et lascive, mitraillée la future mère de famille épanouie qui, peu de temps avant de se faire transpercer, a soumis l’idée de faire un enfant avec son compagnon.

De la marmite du viol, soupe grumeleuse, puante et fétide, est sorti un monstre. Un acte cruel, condamnable, odieux, qui sert de point de départ à la description lente et agonisante d’une personnalité trouble et dangereuse. Fascinante, Marie l’est dans ce qu’elle dégage d’innommable et d’inconcevable. Elle erre dans son existence, dépossédée de tout : corps, âme, lucidité, bienveillance, amour, tendresse, émotions. Marie est vide, évidée, éventrée, traversée de toutes parts par un courant d’air glacial qui érode les restes d’une anatomie plus charogne qu’être vivant.

Et pourtant, Marie porte la vie en elle. Suite au viol, la voici enceinte. Le sort se fout de sa figure, plantant une graine dans un sol sec comme la roche. Graine qui pousse, pousse, s’enracine et épuise le peu de ressources de celle qui l’accueille. L’enfant est un diable. Marie le rend responsable de son malheur, il ressemble tant à son père…

La suite. C’est l’illisible d’une mère qui refuse de vivre et d’aimer.

Lecteurs, accrochez-vous.

Faire d’une victime un personnage auquel il est tout bonnement impossible de s’identifier est une démarche séduisante pour des lecteurs un brin tordus comme moi, mais, je crois, profondément gênante pour d’autres : des victimes telles que Marie, par exemple, des naïfs, des rêveurs ou des personnes engagées dans la lutte contre toutes formes de violence faites aux femmes.

Malheur du bas comporte un fond de psychopathie qui me plaît ; parce que j’aime les récits violents, cabossés, noirs. Mais je m’interroge sur les motivations de l’auteure, ce qui l’a conduite à exposer aussi viscéralement, dans les tripes, la merde et le sang, une situation dramatique, intime et familiale, si sujette à combats et revendications.

Par ailleurs, si l’idée du viol est en elle-même une abomination, je crois que celle d’une sexualité conjugale annexe est pire. Laurent, l’époux, est dans ce texte un homme aux méthodes de communication primaires. Il s’exprime en prenant sa femme nuit et jour. Ces scènes m’ont été plus difficiles à parcourir que celle du viol, tant cet acte autrefois symbiotique du couple est marqué par la répulsion. Laurent, à travers les nouveaux yeux de Marie, un trou noir donc, est une espèce d’être charnel dominé par ses plus basses pulsions. Il a pris la place du bourreau, enfilant les oripeaux du violeur et faisant du quart d’heure de destruction un éternel recommencement ; répétant l’acte originel sur des draps propres.

Malheur du bas m’a aspirée dans une spirale infernale, j’ai voulu jeter ce livre une fois lu et ai actuellement du mal à concevoir qu’il plaise autant ; qu’il fasse parler de lui, par contre, je l’imagine bien. Mais je l’ai lu, je suis allée jusqu’au bout, et je l’ai même difficilement relâché une fois dedans ; ahurie, scotchée, soûlée, pénétrée par des mots d’une rare violence et une représentation d’une noirceur effrayante au regard de la jeunesse, de la mince expérience littéraire et du sexe de l’auteure. Il fallait oser, pour un premier roman, signer un tel texte. Car, après publication, il s’agit d’en parler et de répondre aux interrogations de futurs lecteurs qui cherchent à être convaincus.

J’ai envie de demander à Inès Bayard : Pourquoi ? Et puis, je me souviens que l’on n’écrit pas toujours ce que l’on vit, ce que l’on souhaite, ce qui est beau. Inès Bayard s’est fait abuser par une histoire qui la dépasse ; sortie de ses entrailles après avoir imaginé un personnage que je me refuse à faire porte-parole des victimes de viol. Ce récit possède la force de la colère et de la provocation, mais le manque de finesse de l’un et de l’autre. Je me l’imagine raconté autrement, avec une voix moins acharnée, moins scabreuse, un goût plus ponctué pour le trash. Et je rêve de ce non-texte aux tonalités plus optimistes, un soulagement, une échappatoire pour me dire que c’est un coup de folie, un premier roman pour taper fort et durablement. Mais un premier roman à ne pas mettre entre toutes les mains.

Vous serez prévenu.

Et vous, avez-vous envisagé de lire ce roman ?

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