Il est des livres dont tout le monde connaît le titre mais dont l’histoire reste un mystère pour qui n’a pas osé en tourner les pages. L’insoutenable légèreté de l’être en fait partie. Par son lyrisme, son mystère et sa construction en oxymore, il s’est inscrit dans un coin de ma tête pour un « plus tard ». C’est étrange mais je sais que je n’aurais pas pu apprécier cette lecture plus jeune, je crois que c’était le bon moment pour moi. Entre deux romans d’un tout autre genre, dans une suite de livres qui n’a de sens qu’au regard de mes priorités assez fluctuantes, il s’est glissé entre mes mains. Ne vous étonnez guère de l’éclectisme de ce blog, je m’amuse de constater des proximités temporelles entre des lectures que rien d’autre ne rapproche et qui dressent un tableau qui me plaît par son indiscernable logique.
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Résumé de l’éditeur

Qu’est-il resté des agonisants du Cambodge ? Une grande photo de la star américaine tenant dans ses bras un enfant jaune. Qu’est-il resté de Tomas ? Une inscription : Il voulait le Royaume de Dieu sur la terre. Qu’est-il resté de Beethoven ? Un homme morose à l’invraisemblable crinière, qui prononce d’une voix sombre : « Es muss sein !’ Qu’est-il resté de Franz ? Une inscription : Après un long égarement, le retour. Et ainsi de suite, et ainsi de suite… »

Mon avis

Ce roman est bien plus qu’un récit linéaire. Les premiers chapitres nous dévoilent le ton du livre, qui s’apparente davantage à un essai mi-philosophique, mi-sociologique. Mais ceci n’empêche pas une histoire de prendre forme. Ce texte est une curiosité comme je les aime, qui ne se range pas dans une catégorie bien définie. L’auteur a pris sa plume et tissé ses idées, aussi disparates les unes que les autres, pour un résultat surprenant.

L’insoutenable légèreté de l’être évoque la destinée de quatre personnages. Il y a Franz et Sabina, Tereza et Tomas, ou bien Tomas et Sabina, et Tereza, et Franz. Ils fonctionnent par paires interchangeables, à teneur érotico-sentimentale. La trame se déroule au fil de leurs émois, de leurs infidélités.

La chronologie du texte est en elle-même remarquable. L’auteur décrit un parcours du point de vue d’un personnage, puis revient sur des épisodes en changeant de regard. L’on suit de nouveaux personnages à la croisée des précédents, un duo qui dessine une autre facette de l’amour de « second choix ». Tomas et Franz ont en commun de quitter leur épouse à un moment donné. Tomas l’a fait très tôt pour plusieurs femmes, Franz l’a fait tardivement pour une seule. Ils sont deux espèces d’infidèles.

Tereza et Sabina, les nouvelles amantes, reçoivent l’homme déjà instruit, déjà usé par le mariage. Tereza l’idéaliste ne jure que par l’unicité de l’amour, mais s’autorise une incartade qui deviendra bien vite un songe car sa réalité est trop violente. Sabina est d’une autre sorte, elle est volatile, n’accorde ni sa main ni sa fidélité, s’octroie une relation le temps de quelques mois pour ensuite fuir, toujours fuir, vers un avant, un ailleurs. Elle est éphémère. Tereza est la stabilité, Sabina le déséquilibre.  Mais là où la première ne connaît que Tomas, la seconde est l’intime de deux hommes ; la maîtresse délicate et frivole qui donne sa chair comme on nourrit un animal.

Les personnages ne sont ni haineux, ni revanchards, ni possessifs, ni possesseurs, ils sont libres. Et c’est cette liberté qui est interrogée, qui est décortiquée. Dans un pays où la Liberté est mise à mal, quels choix éclairés peuvent-ils encore faire ? Étonnamment, tous les quatre ne paraissent guère blessés par ce qui se déroule à plus grande échelle. Tous présentent une certaine nonchalance, une légèreté, qui les fait traverser les années et les frontières avec une facilité déconcertante. Bien sûr, en tant qu’intellectuels, en tant qu’artistes, ils se questionnent sur leur époque, sur leur environnement, avec un regard propre à chacun mais reflet d’un optimisme, d’une naïveté, faisant paraître les tragiques événements de l’époque comme de petits obstacles à enjamber. C’est la grande marche de l’Histoire. Et, comme le dit si bien Kundera en préambule : « Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout. », « Que peut valoir la vie si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? » Alors, à quoi bon prendre la vie au sérieux ?

La légèreté et la pesanteur, voici l’antagonisme originel du récit. La légèreté de certaines décisions, la pesanteur de notre condition. La légèreté est insoutenable dans un monde de lourdeur, à une époque d’occupation en Tchécoslovaquie, où le communisme pesant est interrogé au regard de l’Europe occidentale qui incarne la légèreté car elle n’est pas obligée de « faire semblant », de se parer d’un manteau d’apparence, de kitsch. La légèreté est insoutenable dès lors qu’elle rentre en conflit avec la pesanteur.

Ce récit grouille de symboles et d’images. Je retiendrai le chapeau melon, parure ou fétiche sexuel ? Le miroir, ami ou ennemi ? L’auteur joue avec le vrai, le faux, les apparences.

Les rêves de Tereza, leur retranscription et leur analyse, sont un fil rouge dans ce texte. Ils dévoilent une personnalité curieuse et analytique. Tereza est le personnage qui m’a le plus touchée ; elle est la plus réfléchie, la plus prompte à l’introspection. Tantôt forte, tantôt misérable, dans son amour pour Tomas bien sûr, car condamnée à fermer les yeux sur ses trop nombreuses infidélités. Elle érode ses rêves comme s’ils étaient une des clefs du « Suis-je heureuse ? », elle a compris avant les autres l’utilité du songe. Son affection pour le chien Karenine est elle aussi révélatrice d’une personnalité dévouée et franche. Son recueillement à son « chevet », scène qui se trouve dans la dernière partie du texte, comporte dans une mesure parfaite toute la légèreté et la pesanteur du monde. Lorsqu’elle interroge cet amour par rapport à celui qu’elle porte à Tomas, ce qui aurait dû être pathétique devient alors sublime. La mort du chien, d’un larmoyant excessif est la scène la plus poignante du texte. Elle concerne pourtant l’animal, l’être muet par excellence, l’observateur mais le meilleur ami de l’homme.

Il y a aussi cette très belle histoire de paternité à travers la relation que n’entretient aucunement Tomas avec son fils. Ce dernier revient tardivement sous le giron paternel, il idolâtre ce père absent et condamne la mère vile et menteuse.  Ce récit regorge de bribes d’histoires, comme celle de Sabina avec sa propre mère, nourrie d’une atmosphère incestuelle. Il met en liaison des intimités, des histoires fragiles et éphémères qui ne laisseront aucune trace dans la grande Histoire, qui la frôle, qui s’immisce dedans parfois, mais qui n’en dépendent aucunement.

Le récit est renforcé par un narrateur omniscient qui s’autorise des interpellations pour pointer du doigt un détail de ses personnages, comme de vieux amis dont il narrerait les aventures avec ironie et clairvoyance. Il se fait le porte-parole d’individus communs, et son choix d’une chronologie fragmentée donne l’illusion d’une logique que lui seul connaît, comme s’il avait longuement analysé les destinées présentées pour en tirer des conclusions qu’il distille à petites doses, qui prennent leur sens dans un parcours global. En cela, il a le goût d’un certain suspense. Sous sa plume les personnages sont des cas d’étude, des sujets de thèse. Il leur porte un attachement et une amitié que seul un chercheur possède envers l’objet observé ; ni jugement, ni indifférence, ni lassitude, mais un intérêt profond et touchant. L’on jurerait qu’il les envie tous autant qu’ils sont, d’être légers dans la pesanteur, de refuser le poids du monde, de la conscience, des décisions.

Ce roman nous parle du vide, de la quête de sens, du hasard et du déterminisme, des choix assumés ou non ; de ce que l’on est, de ces choses qui nous représentent, qui nous constituent, de comment les autres nous perçoivent, de comment nous-mêmes nous nous percevons, de notre empreinte dans l’Histoire, de ce que retient l’Histoire, de l’absurdité d’une vie, de la petitesse d’une existence, des rencontres, des opportunités, des relations tissées. De l’amour beaucoup, de l’amour officiel, de l’amour volatil, de l’instant amoureux, de la rencontre, du coup de foudre, du couple légitime, du couple adultérin, de l’infidèle chronique, de l’infidèle occasionnel, de l’épouse oubliée, de la nouvelle conjointe, de l’épouse acariâtre et désespérément lucide, de l’amante insaisissable, de la trahison, du pardon, de l’oubli, de l’espoir.

Parler de L’insoutenable légèreté de l’être est délicat et expose à un éparpillement. Par où saisir ce récit pour en faire une critique construite et sensée ?  Je crois que chaque lecteur le comprendra d’une manière unique, que chacun relèvera ses petites phrases clefs, que chacun choisira son personnage favori, que chacun en retiendra au moins une idée qu’il fera sienne.

Et vous, que savez-vous de ce roman ? L’avez-vous déjà lu ?

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