Merci Sandrine de m’avoir fait connaître ce livre. Il n’a pas été bien difficile de me convaincre, vous savez comme les questions animales et environnementales me tiennent particulièrement à cœur. Il faut dire aussi que la forme du texte a de quoi surprendre : une lettre adressée au dernier spécimen de Grand Pingouin, pauvre bête massacrée par les hommes en 1844. Qu’a bien pu lui raconter Jean-Luc Porquet ?

Résumé de l’éditeur

Le 3 juin 1844, sur l’île d’Eldey, non loin du cercle polaire, des pêcheurs islandais ont tué les deux derniers spécimens de grands pingouins. En « honnête homme » du XXIe siècle, Jean-Luc Porquet sait que, à l’image de cet oiseau incapable de voler, toutes sortes d’animaux sont en train de disparaître, que la sixième extinction de masse des espèces est en cours, que la Terre n’a pas connu pareil massacre depuis 65 millions d’années et que les hommes, ses semblables, en sont les maîtres d’œuvre irresponsables.

Mon avis

Cette histoire commence par une rencontre, entre l’auteur, son objet d’étude et le lecteur. Mais une rencontre bien sanglante. L’évènement est loin d’être joyeux. L’auteur n’y va pas par quatre chemins pour démontrer l’horreur de la scène, horreur qui sera ensuite distillée page après page, dans une autre mesure. Il nous narre l’existence des Grands Pingouins, ces oiseaux incapables de voler et condamnés à migrer d’une île à l’autre pour fuir les hommes, triste destinée. Jusqu’aux derniers, débusqués, massacrés, sans culpabilité aucune. Est-ce par goût de sa chair, plaisir facile, obscure vengeance ? Avec l’Homme l’on ne sait jamais trop.

Cette image, celle de ces deux pingouins, droits et fiers, attendant leurs assassins comme l’on attend le coup de grâce, m’a hantée tout au long de cette éprouvante lecture. L’auteur l’a bien prévu. Il nous confie cette photographie d’un passé pas si lointain que cela, supposant que le lecteur saura y revenir. Des fantômes palmés pour nous servir de guides.

Il est vrai que Jean-Luc Porquet dresse un portrait peu flatteur de cet animal. Lui-même se retrouve bien stoïque face à un représentant de l’espèce naturalisé dans un quelconque musée. Le Grand Pingouin  n’est pas « prestigieux », selon les obscurs critères humains, il ne vole pas, est un peu balourd sur terre, vite oublié par l’Homme alors que d’autres ont été glorifiés après leur disparition (dodos, aurochs, mammouths, dinosaures, etc.). Mais dans cette description réaliste et très documentée surnagent plusieurs sentiments qui se croisent, s’entremêlent, se confondent tout au long du récit. Il y a la mélancolie, celle qui s’empare de l’auteur face au constat dont le Grand Pingouin est l’activateur, la colère, qui le pousse à confronter l’animal à ses incapacités « Pourquoi ne voles-tu donc pas ? », la résignation, en reconnaissant que ce fait est un grain de sable sur la plage des désastres causés par l’Homme, la tristesse bien sûr, il faut bien que quelqu’un le pleure ce pauvre pingouin, et la vengeance, il serait temps que l’Homme paie. Ce livre a été imaginé partant de cet oiseau de malheur. Un électrochoc, l’impulsion à voir plus loin, l’arbre qui cache la forêt.

Ce qui m’a beaucoup émue c’est l’alternance de tons empruntés par l’auteur au fil de son discours. Il ne cherche pas à camoufler ses vagues émotionnelles, il fait parler ce qui le tenaille, ouvre les valves de son cœur. Ainsi, en plus de suivre le cours de ses pensées, réflexions et recherches, le lecteur connaît l’intime de l’écrivain, les secousses l’ayant perturbé, comme s’il avait pris la plume à chaud. Dès qu’une information cruciale lui était connue il la consignait. Le résultat est vivant, électrique, profondément humain. Et cette humanité, touchante car résolument sincère, qui a ses défauts, ses contradictions, ajoute au texte, sinon descriptif et érudit, une dimension nouvelle. L’auteur, au même titre que le pingouin, dans son rôle d’émetteur est acteur, personnage entier. La relation à trois, grandiose et unique ici, procure profondeur au texte.

Jean-Luc Porquet fait de ce Grand Pingouin, prenant le dernier énergumène comme figure de proue, le porte-parole du règne animal. Toutes les espèces sont condamnées à s’éteindre, cinq millions d’années est leur durée maximale d’après les scientifiques, c’est un fait. Le Grand Pingouin a donc vu son espérance de vie considérablement réduite. Le coupable est l’Homme, responsable de la sixième extinction de masse dont nous sommes au cœur. Alors que l’on a tendance à penser que le 20e siècle est seul terreau des désordres environnementaux, il n’en est rien. Ce siècle a bien sûr explosé les compteurs mais la nature de l’Homme, prédateur, chasseur, dominateur, exploiteur, sanguinaire, incoercible, n’a guère évolué. De tous temps il a grappillé du terrain sur la nature, exploitant ce qui devait l’être, massacrant pour son plaisir dans des orgies innommables, qui ont un point commun : être camouflées, tues. Car l’Homme a conscience d’une chose : ce genre de petites parties amusantes ne doit pas être étalé grossièrement. Alors aux quatre coins du monde, sur des îles, des bouts de terre, des zones de non-droit animal, l’Homme a toujours plus chassé ses prétendus inférieurs, instaurant peu à peu un silence mortuaire sur ses déviances. Ce même silence que l’on retrouve un peu partout dès lors que l’on évoque la souffrance animale, la déforestation, la pollution des océans etc, etc, etc.

C’est l’histoire de cette domination que Jean-Luc Porquet raconte à ses lecteurs : le pingouin en tête.  C’est un roman bien laid, sans queue ni tête, qui part dans tous les sens, mais qui aboutit au même constat. Chiffres à l’appui, données étayées, l’auteur nous abreuve d’informations. C’est indécent, c’est parfois grossier, emmêlé, étouffant. Sortant de cette lecture j’ai été prise d’une nausée soudaine. Ces quelques pages sont l’horreur étalée. Tout y passe, des abattoirs (encore et toujours) à la faune marine en danger. L’animal est disséqué. L’auteur, peu scrupuleux, propose au défunt pingouin un tableau catastrophique. J’étais mal, très mal, prise de vertige devant l’immensité cataclysmique et la quasi-impossibilité de revenir à l’avant, un avant difficile à situer car, quand a débuté le massacre ? Je vous l’ai dit, il a toujours été là. Chaque bête tuée par nos ancêtres était annonciateur de la tuerie collective à venir. Vomitif.

Cette lettre est tantôt informative – voici ce qu’il en est –, tantôt lettre d’excuse – pardon Grand pingouin de ne pas t’avoir assez protégé –, ou bien catharsis– au moins toi de là-haut ne nous jugera pas –. C’est la confession d’un homme désolé, impuissant, la rage au ventre. Malgré peut-être quelques excès, quelques désordres dans son texte, j’ai eu envie moi aussi de crier à l’Homme de rendre ses comptes, sans y mettre forcément les formes, à quoi bon ? Alors que des milliers d’espèces ont disparu ou sont en voix d’extinction depuis les débuts de cette ère du grand n’importe quoi, il est temps de regarder en face ce que nous avons détruit. Jean-Luc Porquet le propose avec le regard de celui qui, il y a peu, ne savait pas, qui a longtemps ignoré, par commodité peut-être. Sa colère n’est pas forcément accusatrice, lui-même a participé au crime, mais par son authenticité elle parlera aux plus sceptiques. On ne peut plus fermer les yeux. Lisez cette Lettre au dernier grand pingouin, vous y apprendrez, beaucoup, vous souffrirez, énormément, vous serez écœuré, à l’excès. Mais vous saurez.

Pas de question ouverte pour cette fois-ci.

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