Chose plutôt inhabituelle, je vous présente aujourd’hui un recueil de nouvelles. Il se trouve que je possède deux livres d’Alice Munro dans ma bibliothèque, une écrivain canadienne ayant reçu le prix Nobel de littérature en 2013, davantage nouvelliste que romancière. La nouvelle est un genre vers lequel j’aime me tourner de temps à autre, il correspond à une certaine idée que je me fais de la littérature, concise, efficace, allégée.

Résumé de l’éditeurunnamed-1

Elles fuguent. S’échappent. S’en vont voir ailleurs. Elles : des femmes comme les autres. Par usure ou par hasard, un beau matin, elles quittent le domicile familial ou conjugal sans se retourner. En huit nouvelles, Alice Munro met en scène ces vies bouleversées.

Mon avis

Le territoire d’Alice Munro c’est la femme, espace énigmatique ô combien traité, décortiqué, analysé, broyé sous la plume de nombre d’écrivains. En huit nouvelles, l’auteure élabore ici un tableau autour de la femme fugitive, de celle qui, à un moment donné de sa vie, prend son envol, qu’il soit temporaire, définitif, réfléchi ou impulsif, pour fuir un mari ou pour suivre un homme. C’est un thème dont l’on ne manquera pas de souligner la redondance. J’ai dû évoquer par ici la lassitude que représente pour moi l’idée de la femme fuyarde, généralement trentenaire, trop souvent dessinée avec les mêmes traits exagérément appuyés. Lire ce recueil était un petit défi lancé à moi-même et à l’écrivain, m’était-il possible de rester suspendue avec le même intérêt à une enfilade de récits portant sur le personnage type auquel j’ai le plus de mal à m’accommoder ?

Et c’est là que la nouvelle prend tout son sens. En quelques dizaines de pages il m’a été beaucoup plus aisé de prendre toute la mesure des intrigues qu’en un roman entier, long, souffreteux, poussif. La première histoire est la plus marquante, celle qui selon moi se détache des autres, elle est l’impulsion pour poursuivre. Elle nous raconte la tentative d’évasion d’une épouse, aux prises avec un mari que l’on devine violent et manipulateur. Cette nouvelle intitulée Fugitives donne le ton global, l’on sait de quoi l’auteure désire nous parler. C’est trivial, ordinaire, tristement conventionnel cette histoire de fuite. Mais Alice Munro dresse en quelques pages l’univers de son personnage, crayonne sa personnalité, le contexte de sa prise de décision ;  ses doutes et ses espoirs nous sont quant à eux inconnus, insaisissables car ce n’est pas là l’essentiel. L’essence du texte réside dans l’instant du départ, dans la folie de la détermination, encouragée par une voisine entreprenante et amicale qui donne un coup de fouet dévastateur dans les convictions de l’épouse. Et puis il y a la perte d’une chèvre, introuvable, est-elle morte ? Le destin de l’animal se mêle à celui de sa maîtresse dans un final troublant qui est surprenant de complexité au regard de la naïveté narrative du récit. Le lecteur a à peine le temps de saisir l’étendue du texte qu’il doit se plonger dans une autre destinée, mais il n’oubliera pas Carla qui, en tant qu’héroïne initiale, est comme un guide pour les autres personnages féminins.

Les trois nouvelles suivantes forment une histoire plus longue, celle d’une même jeune femme, Juliet. De Juliet, le lecteur en apprendra beaucoup car il la suivra durant plusieurs étapes de sa vie. Il y aura tout d’abord cette rencontre à bord d’un train, marquée par un drame dont elle n’arrivera pas à s’extraire, le suicide d’un passager avec lequel elle avait brièvement discuté. Elle y fera la connaissance de celui qui deviendra son compagnon de route, le père de sa fille, un homme bien mystérieux, infidèle chronique. Puis le temps défile et nous découvrons Juliet jeune maman, qui retourne chez ses parents. Là, l’auteur se tourne vers la relation mère/fille, déconcertante celle-ci tant la mère ne l’est pas vraiment. Enfin, le chapitre concernant Juliet et sa fille Pénélope clôt ce triptyque, poignant et inattendu, il raconte la séparation, l’éloignement incompréhensible d’une jeune fille embrigadée dans quelque secte mystique.

La nouvelle suivante, Passion, retourne au thème principal, celui de la fuite passagère, une passion de quelques heures, furtives et violentes qui prendra fin sur un drame. Ensuite, avec Offenses l’auteure évoque une nouvelle fois la parentalité, la quête des origines, le deuil d’un enfant et l’adoption. Cette nouvelle est certainement la plus violente, elle ne fait pas de cadeau, l’auteure est dure avec ses personnages. Puis, Subterfuges nous parle d’une histoire d’amour fulgurante et romanesque, faite de leurres et d’incompréhensions. C’est un très beau texte, mélancolique et doux, autour de la chance à saisir. Enfin, le recueil se clôt avec la nouvelle Pouvoirs, peut-être la moins convaincante, qui évoque la différence, le surnaturel et la vénalité.

Le rythme du recueil est malheureusement brisé par le récit découpé du même personnage, Juliet, constituant presque la moitié du recueil, le reste étant partagé entre plusieurs héroïnes. Ce déséquilibre est, je trouve, néfaste aussi bien pour le récit de Juliet que pour les autres, je n’y ai pas retrouvé de logique propre. Néanmoins chaque histoire se distingue des autres, malgré une ressemblance parfois troublante entre les différentes héroïnes, âges similaires, toutes instruites et réfléchies, issues d’un même milieu social, ne sont-ce pas une seule et même identité reproduite à diverses époques et dans diverses conditions ?

Alice Munro réussit à préserver l’attention du lecteur en créant de réelles intrigues qui pourraient largement nourrir quelques romans. Non pas que ce soit un regret, puisque comme je l’ai souligné, le format nouvelle est en lui-même une expérience ; les récits n’auraient plus la même saveur s’ils étaient étirés au maximum.

Ce condensé d’histoires de vie assemblées ici m’a apporté une nourriture riche et surprenante, du suspense il y a, des rebondissements aussi, des finals déroutants et puissants. Peut-être reprocherais-je un manque d’émotion, de profondeur des sentiments, l’auteure ayant préféré solidifier son action, la rendre le plus crédible. Elle ne se laisse pas entièrement porter par ses personnages, le récit fait preuve en cela d’une certaine rigidité, manquant d’un laisser-aller, d’une folie dans le discours nous faisant sentir que l’écrivain a de l’expérience et un âge avancé. Pour autant, et a contrario, elle nous dresse des portraits de femme résolument modernes, volontaires et effrontés qui, si je refuse de les ranger sous le terme de féminisme, évoquent les rêves et désirs d’une femme, l’auteure, inscrite dans une époque charnière pour la libération de son sexe.

Par ailleurs, j’ai été ravie de découvrir le Canada, qui change des États-Unis. Il y a comme un parfum d’exotisme dans les paysages et l’ambiance retranscrite. Même les personnalités mises en scène paraissent imprégnées d’un climat étranger. Hormis les héroïnes, les personnages sont suaves et comme ensuqués, très secrets et introvertis, d’un abord presque un peu sauvage. Les intrigues sont certes pesantes il n’y a pourtant ni querelle, ni haussement de ton dans les dialogues, tous paraissent se conforter dans leur second rôle silencieux, ce qui fait d’autant plus ressortir la ténacité et la rage de celles qui ont le premier rôle.

En somme, Fugitives m’a fait passer de très agréables moments lectures, chaque nouvelle étant lue indépendamment des autres. J’ai découvert une jolie plume discrète qui laisse transparaître l’essentiel, se concentrant sur un instant décisif dans une existence, ou au contraire narrant une vie plus globale (celle de Juliet). Ce recueil nous interroge sur nos prises de décision, sur le regret et les instants gâchés, sur ce que l’on n’a pu saisir au vol, sur ce qui aurait pu advenir avec une accumulation de « si ».

Et vous, connaissez-vous l’oeuvre d’Alice Munro ?

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