Elles ont toujours une saveur particulière ces lectures découvertes sorties de nulle part, non actuelles, passées de mode ou oubliées. C’est ainsi que j’ai fait la rencontre d’Ethan Frome, lors d’une de mes fréquentes divagations sur le net qui me conduisent inévitablement à acheter des livres dont l’on n’entend plus trop parler ; et c’est tant mieux. Publié en 1911, ce roman est pourtant considéré comme un classique de la littérature américaine. Écrit par une femme, on souligne sa singularité et sa tragédie. Régulièrement réédité, j’ai pour ma part lu la publication des éditions P.O.L datant de 2014.

Résumé de l’éditeurEthan Frome - Edith Wharton

Les montagnes du Massachusetts à la fin du XIXe siècle. Ethan Frome est un jeune homme pauvre qui aime les livres et rêve de voyages. Il a hérité d’une ferme et d’une scierie qui ne rapportent rien, épousé une vieille cousine hypocondriaque. Et, sans comprendre ce qui lui arrive, il tombe amoureux pour la première fois. En trois jours, sa vie va basculer.

Mon avis

Ethan Frome c’est d’abord une construction romanesque nette et précise, ou l’art d’écrire un roman sans débordements, juste et delimité. La narration introduit une longue analepse, alors qu’un jeune homme s’interroge sur un vieil homme, habitant un village dans lequel il est de passage pour des raisons professionnelles. Nous sommes aux États-Unis, au Massachusetts précisément, sans doute au tout début du 20e siècle. Ethan Frome sera peu à peu dévoilé à l’étranger au travers de multiples témoignages, tous tronqués, faibles ou muets. Le personnage est entouré d’un halo de mystère ; l’homme taiseux n’évoque pas son passé, sur son passage confluent murmures et regards en biais. L’histoire se recentre ensuite sur les quelques jours fatidiques qui ont fait d’Ethan ce vieillard terne et taciturne. C’est le récit familier d’un amour violent et destructeur.

À l’heure où nous faisons la connaissance du jeune Ethan Frome, vingt-huis ans tout juste, il est, en réalité, déjà amoureux. Aussi, nous n’assistons pas à un coup de foudre éclair, comme semble l’indiquer le résumé, mais à trois journées décisives après des mois de fréquentation timide ; puisque la jeune fille à laquelle Ethan succombe n’est autre que la cousine de son épouse, embauchée comme bonne à tout faire dans la maison du couple. L’épouse est une femme aigrie, souffrant d’une hypocondrie aiguë, jalouse et froide. Elle passe sa vie alitée ; ses rares sorties étant destinées à trouver un médecin miraculeux capable de lui prescrire les bons remèdes pour soigner sa maladie imaginaire. Elle attend un diagnostic ; plus il sera sévère, mieux elle se portera. Névrosée, sans doute l’est-elle, mais aussi manipulatrice et un peu perverse. En tout cas, elle ne représente guère l’épouse adorée auprès de laquelle on aime se reposer le soir.

Ethan est soumis à un dilemme terrible, suivre la voix du cœur ou de la raison ; emporter sa belle loin du village et de son ancienne vie, ou rester auprès de son épouse, assumer les difficultés financières de sa ferme et finir ses jours dans ce lieu sinistre. Quand l’argent manque, que les langues sont bien pendues et qu’une sorcière vous surveille, le choix devrait être celui de l’amour. Mais Ethan est un homme digne, honnête et respecté, en plus de posséder une conscience entière de tous les risques que sa fuite comporterait.

Le texte est relativement court pour ce genre de récits amoureux, qui sont souvent longs car s’attardant sur l’éclosion des sentiments, la passion, le doute, etc. Ici, point de méandres dans le propos, l’auteure centre son intrigue sur l’immédiateté et l’urgence de la situation dans laquelle est enlisé Ethan. Edith Wharton ne parle finalement que peu de sentiment, elle décrit plutôt un état d’esprit fondu dans des circonstances et des événements valant à eux seuls tous les discours sur l’état amoureux. Mattie et Ethan s’aiment à la manière des gens qui savent leur liaison interdite, avec toute la retenue, la pudeur, la délicatesse et la sincérité imposées par la présence d’une autre légitime. La belle paysanne et la vilaine sorcière s’affrontent en silence, Ethan au milieu, recevant comme des coups de poignard dans le cœur le moindre regard suspicieux, qui signifie l’impossibilité de son désir.

La fin m’a remuée, deux fois. La première est une fin romanesque, amoureuse, romantique et terrible ; la seconde, réaliste, quotidienne, misérable et cruelle est beaucoup trop vraie pour être supportable. Elle nous est révélée dans le présent de la narration, par les yeux du jeune homme curieux qui découvre alors les séquelles d’un instant de folie pure.

Ethan Frome est le condensé original d’une histoire légendaire et séculaire, retracée mille fois, écrite en long, en large et en travers par des écrivains de tous horizons, de toutes époques, de toutes cultures. Ici, l’auteure s’attache à extraire les heures décisives et charnières d’une passion douloureuse et muette. Pour accentuer l’importance du moment, elle fait un vol dans le temps, quelques décennies plus tard, nous faisant regarder cet épisode avec la nostalgie et la tristesse qu’un rendez-vous manqué nous arrache. C’est une fenêtre ouverte sur un moment de vie intime, qui s’est joué tant de fois, une tragédie répétée, écrasée dans les albums de familles et les mémoires ; racontée parfois par les descendants, délestés du poids des commérages. Ce roman est beau par sa simplicité et l’audace du dénouement, une gifle sur le visage d’un lecteur trop fleur bleue.

J’ai été surprise d’apprendre qu’il avait été écrit plus d’un siècle plus tôt ; m’imaginant sans peine une femme de notre temps s’amusant du romantisme du 19e siècle, en offrant un texte difficile et brut, plein d’aigreur à l’égard de ces amours naïves. Je me figure une Edith Wharton cynique et moqueuse, un peu rebelle et fière, mais libérée. Avec sa parole vraie, elle ôte les filtres doucereux de ceux qui, en général hommes, veulent raconter les romances dont rêvent les jeunes filles.

Un coup de cœur.

Et vous, avez-vous entendu parler de ce roman ?

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