C’est avec le magistral Règne Animal que Jean-Baptiste Del Amo s’est fait un nom, dans le milieu littéraire et dans mon panthéon d’auteurs. Cette lecture fut l’une de mes plus belles découvertes de 2016, un coup de cœur dont je garde en mémoire de nombreux passages. C’est sans raison particulière, sinon les divagations de mon esprit distrait, que j’ai laissé autant de temps s’écouler avant de le lire à nouveau ; et regrettant, dès les premières lignes avalées, ce trop long délai. Car l’auteur m’a, une fois de plus, subjuguée par sa plume et la qualité de son histoire.

Résumé de l’éditeur

Paris, 1760. Le jeune Gaspard laisse derrière lui Quimper pour la capitale. De l’agitation portuaire aux raffinements des salons parisiens, il erre dans les bas-fonds et les bordels de Paris. Roman d’apprentissage, Une éducation libertine retrace le destin d’un homme asservi par la chair.

Mon avis

Gaspart a quitté sa province, la Bretagne, Quimper, sa mère. Nouvellement arrivé sur le sol parisien, le voici qui découvre un monde de pavés, d’immeubles branlants, de commerçants, de voyous, de prostituées, de crasse, de luxure, d’odeurs, de bruits. Son errance commence par l’expérience d’une ville fourmillante, débordante d’effluves et de sons criards. Gaspard marche, respire, regarde et entend. Très vite il trouvera un emploi dans la tourbe du fleuve, à ramasser des débris, avant d’abandonner cette activité sale et mal payée. Par chance, un perruquier lui offrira un poste d’apprenti, nourri, logé, blanchi. Cet emploi sera à la fois sa bénédiction et sa malédiction. Un client, mystérieux, beau et riche, l’entraînera dans une spirale destructrice, emportant avec elle les ambitions arrivistes du jeune homme, prêt à tout pour acquérir une position sociale digne de lui, croit-il, provincial et fils de fermiers, sans le sou et sans éducation. Gaspard découvrira, auprès de l’hypnotique et fascinant Étienne de V., l’érotisme et la débauche, lui qui ne s’est jamais ouvertement avoué être homosexuel. Mais le bel esthète s’envole et le laisse là, seul et moribond au milieu de la cave puante qui lui sert de logement, sous le magasin de son maître perruquier.

Une éducation libertine est le roman d’une éclosion, d’une ambition, d’une quête personnelle et dévorante, et, au final, d’une lente descente aux enfers. Le jeune Gaspard mettra le pied dans les lieux les plus infects de la capitale, offrira son corps aux hommes fortunés, avant d’ouvrir les portes de la haute société et de s’y faire un nom. Odieux personnage mû par de bas instincts, amoral et narcissique, il succombe à l’indifférence et à l’ennui, dénigrant tous ceux qui lui tendent la main et lui montrent un peu d’intérêt. Gaspard veut de beaux habits, des entrées dans les soirées mondaines, la reconnaissance et le respect, à la fois des sans-abris et des bourgeois, et son Étienne de V., figure maîtresse de sa destinée, guide spirituel, Dieu tout-puissant aux paroles moralisatrices.

Gaspard est un être silencieux, parlant peu et offrant une présence reptilienne et douteuse. Les femmes apprécient sa discrétion, les hommes ses charmes. Le lecteur souffrira de ce mutisme pénible et si éloquent quand on connaît le personnage, devinant avoir affaire à un genre de sociopathe. Détachement, individualisme et intolérance composent cet être fugitif.

Ce roman suit une logique évolutive rare, dans laquelle la marche de Gaspard à travers Paris fait écho à son ascension sociale. Les réflexions et introspections du jeune homme, temps d’arrêt dans la narration, sont des bulles éclairantes sur le trouble dont il souffre. Un mal banal et affligeant, un vide, une apathie, une vacuité. Gaspard se laisse bercer par l’existence, préférant aux chemins tortueux mais méritants, la voie facile de l’asservissement à la chair et de l’abus de faiblesse. Les autres ne sont que les barreaux de son échelle.

Suivre l’évolution sexuelle d’un individu est sûrement l’histoire la plus rabâchée et qui m’est la moins attirante possible. Je fuis ce genre de récit centré sur la découverte de la chair et du plaisir. J’ai l’impression que, lorsque l’on ne sait pas sur quoi écrire, on choisit la sexualité (la sienne c’est encore mieux) car ça marche toujours… Thème fourre-tout s’il en est, on papillonne autour des corps et de la sensualité. Mais ici, l’auteur fond la révélation charnelle de son héros dans un contexte historique fort et des thèmes comme l’ambition, la mobilité sociale, la quête de soi, la domination, le pouvoir, l’illusion de la réussite.

Jean-Baptiste Del Amo témoigne du Paris du 18e siècle, peignant la ville dans ses couleurs les plus sombres, la présentant comme une cité de laideur, insistant sur la puanteur des embruns, la souillure des eaux et des rues, la grossièreté des habitants, la turpitude de certaines mœurs. Le réalisme des descriptions façonne un récit historique et social dont l’on jurerait qu’il a été écrit par un contemporain. Il faut avoir traversé Paris en 1760, semble-t-il, pour en reproduire le décor avec un détail si précis.

Certains lui reprochent un usage abusif du dictionnaire des synonymes (trouvez moi un auteur qui n’en possède pas un !). Mais je parie sur leur incapacité à modeler le vocabulaire à la manière du vrai écrivain. L’art réside justement dans le façonnage de la matière brute, ici les mots, en quelque chose de supérieure et de beau. Ne condamnons pas un auteur qui met aussi richement à profit notre si belle langue française ; tant ils sont rares ceux qui redonnent vie à des termes inusités mais aux charmes évidents.

Jean-Baptiste Del Amo a écrit ce roman à tout juste 25 ans. Ce fait en lui-même m’épate, au regard du paysage littéraire actuel qui n’est pas le terreau idéal pour qu’émerge ce genre de petit génie au style désuet et, par là, détonnant. Il en faut du courage pour, si jeune et à une époque où les grandes phrases ampoulées n’ont plus la cote, se confronter aux grands écrivains malheureusement morts et à ceux, de manière contradictoire les plus classiques, qui sont lus du plus grand nombre. Alors oui, moi, je me réjouis de le lire, lui, et me repais de son style empoussiéré et maniéré qui sent bon la grande littérature du 19e siècle.

Une éducation libertine adresse un fier salut à de nombreuses œuvres classiques. Bien sûr, on pense à Dorian Gray, personnalité apathique et pernicieuse comme Gaspard, à l’ambitieux héros de Balzac, Eugène Rastignac, au Parfum de Süskind pour l’omniprésence des odeurs, à L’Oeuvre de Zola pour la fascination que suscite la Seine chez Claude Lantier et Gaspard. La Seine, à la fois mouvante et immuable, est ici un fil rouge, portant en elle les origines du mal dont souffre le héros et qui le conduira à sa propre perte. Aux amoureux des belles lettres et des tragédies humaines, je conseille ce roman. Prenez le temps de savourer chaque phrase, chaque mot, disposé avec soin par un écrivain soucieux de créer du beau et du vrai.

Et vous, aimez-vous le classicisme de longues phrases faisant la part belle aux mots oubliés ?

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