La semaine dernière je vous ai parlé du  Songe de Monomotapa ; une lecture insipide de laquelle je n’ai pas retenu grand-chose m’évoquant l’amitié. Et, quelques jours plus tard, comme pour répondre à mes attentes, j’ai eu entre mes mains Des souris et des hommes de John Steinbeck. Ce fut une révélation. De l’amitié, je n’avais pas besoin d’une analyse, mais d’une simple démonstration. Et Lennie et Georges, les héros du récit, en sont le plus bel exemple.

Résumé

Lennie, le simplet, et George, la tête pensante, forment un duo aussi solide qu’étonnant. Cherchant du travail pour accomplir leur rêve de ferme, ils se font embaucher dans un ranch, où leur amitié interroge…

Mon avis

Dès les premières pages, l’émotion m’a étreinte. La scène se déroule sous une chaleur de plomb, deux hommes tracent leur route à travers la végétation, ils ont faim, ils ont soif, et sont encore loin de leur destination. Le dialogue qui s’installe positionne immédiatement nos deux comparses. Nous avons Lennie, un gentil garçon, aussi costaud que bêta, émerveillé comme peut l’être un enfant au contact de la nature, et George, l’autorité du couple, il ne mâche pas ses mots, ne parle que pour admonester son ami, stopper ses élans irréfléchis, et sonder ce qu’il a bien retenu de ses étranges directives.

Dans ces quelques échanges, qui n’ont ni début, ni fin, mais sonnent comme une longue conversation, l’auteur parvient à sculpter deux personnalités plus réalistes qu’aucune autre. Il lui faut peu de mots, bien choisis, pour rendre compte des liens unissant nos acolytes. La hiérarchie est installée, l’un domine l’autre par sa force physique, l’autre par son esprit. Ce qui m’a émue dès cet instant inaugural c’est l’insistance qu’ils ont à toujours s’appeler par leur prénom, alors qu’il n’y a qu’eux dans ce paysage vallonné. Seuls les véritables amis ponctuent leur réplique en nommant l’autre. J’ai voulu comprendre d’où venait cette amitié, car malgré la virulence des propos de Georges, qui répète inlassablement qu’il serait beaucoup mieux sans Lennie, l’attachement, la douceur, et le ton magnanime émanant de ses paroles ne fait aucun doute. Il y a de l’affection entre ces deux-là, plus que de l’affection, c’est un réel respect.

Et puis, au-delà des mots employés, la conduite insolite et répugnante de Lennie nous renseigne ; quand il caresse une souris morte cachée dans sa poche, craignant d’être pris en fraude, simplement parce que le contact des poils de la bête lui fait du bien. Par cet acte, qui n’est ni le premier, ni le dernier, il déchaîne une nouvelle fois la colère de son compagnon, agacé par tant de frivolité, de puérilité et d’une folie qu’il n’ose reconnaître, car ce serait admettre qu’il la tolère voire la cultive en se faisant l’écho des divagations de Lennie. Il n’a pas le choix, il doit supporter et brimer, toujours plus.

Leur escapade les mène jusqu’à un ranch qui les embauche pour ramasser l’orge dans les champs. Là-bas tous les regards se tournent vers eux. Le grand fort à l’air benêt et le petit malingre au regard d’acier détonnent ensemble. Il est rare dans ce milieu rural, où la règle numéro un est de travailler toujours plus sans regarder en arrière, que des amitiés se nouent, et encore moins entre deux personnages que tout oppose. L’un à côté de l’autre ils paraissent des caricatures. George a prévenu Lennie, il doit se taire coûte que coûte, contrôler ses gestes et se faire voir le moins possible.

Parfois le lecteur se demandera si George n’abuse pas de sa position. Il sait qu’il domine, que l’autre lui est entièrement dévoué, et que ses gros bras forment une protection efficace à ceux qui leur chercheraient des noises. Et puis, cette insistance à toujours faire taire l’autre, à le faire débiter comme des litanies ce qu’il lui a enseigné, à ne pas considérer ses propos, qu’il juge préalablement dénués de valeur, et à contrôler sa force comme l’on dresse un chien de garde, représente une quelconque manière infantilisante de placer l’autre sous le joug, en mettant sous verrous toute tentative de révolte, en l’abrutissant plus qu’il ne l’est déjà.

Mais leurs aventures dans ce ranch vont nous éclairer davantage sur la texture de leur entente. Car au contact des autres se dévoile le tissage entre George et Lennie, dont l’on ignore les origines et les évènements les ayant amenés à cette étroite proximité qui se passe de mots. Ils font face à la violence quotidienne de leur époque, de leur condition, et de ce genre d’exploitation qui voit défiler tout un peuple d’hommes sans ambition, rustres et querelleurs, animés par leur seule force physique et la perspective de terminer leur journée de travail dans l’alcool, les femmes et le jeu.

Parmi toutes ces tentations celles de Lennie se distinguent. Lui est attiré par ce qui est duveteux, et voue une fascination pour les chiots nouveau-nés qu’ils ne cessent d’éloigner de leur mère, sans méchanceté, sans arrière-pensée, simplement parce qu’il aime les caresser. Ses lubies, personne ne les comprend. George est là pour le remettre sur le droit chemin, représentant l’instance parentale qui pose les interdictions, réprimandant sans cesse l’enfant turbulent qui n’a aucune considération pour les conséquences de ses actes.

George n’est pas le profiteur que l’on pourrait soupçonner, car Lennie est un handicap, un boulet accroché au pied, une tare à se coltiner. Et sa force physique est la seule chose dont George pourrait avoir besoin, mais elle n’est pas rare au point de sacrifier son existence à entretenir son détenteur. À travers ses propos, où la rudesse, la colère et l’intolérance deviennent parfois gênantes, c’est la voix de celui qui aime sans retour que l’on entend, de celui qui sait que sa place est profitable en comparaison des dispositions misérables de son ami. Car être enfermé, comme l’est Lennie, dans un corps maladroit qu’un cerveau endommagé ne peut contrôler est la pire des réclusions. Alors, plutôt que de le laisser certes libre, en vaquant à ses occupations stupides et risibles, mais exposé chaque jour à la moquerie, à l’exclusion et pour finir à une mort certaine, George en a fait sa croix, par humanité, par fraternité, par mansuétude et surtout par tendresse. Une tendresse dont peu d’individus sur Terre peuvent se prévaloir.

Quand Lennie interpelle Georges c’est pour demander son approbation, tel l’enfant demandant sans cesse à ses parents, « Je peux, Georges, tu m’autorises, Georges ? ». Et quand Georges ponctue par un « Lennie » grave, colérique, emporté, ou bien dépité, c’est tantôt une prière, un souhait désespéré, tantôt pour s’assurer, tout simplement, qu’il est bien là, lui donnant alors une identité. Au moins sont-ils là pour se rappeler qu’ils existent, qu’ils ne sont pas seuls, comme les travailleurs solitaires qu’ils croisent. Et la richesse de leur amitié tient dans cette présence, qui est déjà tout, se suffisant à elle-même.

John Steinbeck offre avec Des souris et des hommes un récit magistral autour de l’amitié, gratuite, désintéressée, solide dans la différence. En prenant des figures dissemblables il dresse une complicité unique qui ne peut se défaire, dès lors que George a accepté la personnalité pauvre de Lennie. Ce n’est qu’une question de tolérance, et de patience aussi.

Et cette fin… cette fin… inévitable, insupportable, légitime dans son injustice. Les larmes qui ont troublé mes yeux durant ma lecture étaient en partie dues au fait que j’augurais ce dénouement. Et une fois la dernière page tournée, j’y ai repensé des jours durant. Ce final a été l’une de mes plus grandes émotions de lectrice.

Des souris et des hommes est un coup de cœur, une révélation, celle qu’une simplicité bien racontée est mère des plus belles histoires. J’avais déjà été conquise avec Les raisins de la colère, je suis cette fois subjuguée par tant de sensibilité. Si vous avez une ou deux heures à occuper, ouvrez donc ce livre, laissez-vous emporter par cette histoire à la beauté si simple et à la portée de tous, qui se passe d’interprétation, de traduction, car elle parle un langage universel, celui du cœur. Je gage que Lennie et sa pureté d’âme vous attendriront.

Et vous, avez-vous lu cette merveille de la littérature américaine ?

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