J’ai découvert Confiteor sur le blog de Moka, il a été un coup de cœur pour elle, et je dois dire qu’elle a très bien su me le vendre. Je n’ai guère eu d’hésitation et me le suis rapidement procuré. Premier constat, il s’agit d’un des plus gros pavés de ma bibliothèque, plus de 900 pages imprimées sur du papier aussi fin que des pages de missel. Pas de quoi me faire peur, j’avais tout mon temps ; le temps d’une lecture fleuve, continue, qui se laisse découvrir sans précipitation.

Résumé de l’éditeur

Adrià grandit à Barcelon dans les années 1950, entre un père qui veut faire de lui un humaniste polyglotte et une mère qui le destine à une carrière de violoniste virtuose. Le garçon essaie de satisfaire au mieux les ambitions démesurées dont il est dépositaire, jusqu’au jour où il entrevoit la provenance douteuse de la fortune familiale, issue d’un magasin d’antiquités extorquées sans vergogne.

Mon avis

Il m’aura fallu plus d’une semaine pour en venir à bout, sans me presser, à raison de quelque cent pages par jour, consistantes, qui équivalent au double dans tout autre roman de moindre volume. Dans celui-ci l’auteur rassemble tout ce qui sert à complexifier une histoire, comprenez tout ce qui fait fuir de potentiels lecteurs, dont je ne condamnerai pas le manque de témérité. Car en plus de la taille du livre, et ce n’est rien en comparaison, ajoutez une plume sans entraves sur laquelle je vais revenir, une alternance d’époques sans transition, et une centaine de personnages, oui. L’auteur a été drôlement bien avisé, je dirais obligé, d’ajouter à la fin une liste des personnages, sur laquelle je me suis penchée des dizaines et des dizaines de fois ; oubliant ponctuellement les noms, les époques, les titres, les professions, les relations des uns et des autres. Sans celle-ci, j’aurais laissé tomber. Si seulement un tel glossaire pouvait illustrer toutes les histoires, c’est pourtant si simple à établir.

Confiteor est énervant à lire. Disons que plusieurs centaines de pages ont été nécessaires, un long échauffement, pour que mon cerveau soit conditionné, pour qu’il comprenne le mécanisme. Ce fut long, difficile, j’ai souvent été en colère, car pourquoi infliger un tel calvaire au pauvre lecteur qui offre à l’écrivain de son temps en espérant être un minimum aidé ? L’auteur recrée tout, il ne se base sur rien de connu, il n’en fait qu’à sa tête, anticonformisme dans le style il propose un roman ne ressemblant à aucun autre. Je juge que ce délire est une manière de se distinguer, mais aussi de rebuter avec un plaisir, malsain, qui l’élève au-dessus des autres. Car un écrivain qui se rend inaccessible c’est charmant, c’est troublant, ça questionne, ça rend plus intelligent. Comme on dit, plaire à tout le monde c’est plaire à n’importe qui, il en est de même pour la littérature. Plus la poignée de vaillants séduits se réduit, plus l’œuvre devient pépite.

Il me fallait m’étendre sur ce point avant de vous parler du contenu du livre, car ceci est à la fois tout le charme mais aussi la raison pour laquelle cette histoire ne peut raisonnablement se ranger dans mes coups de cœur, malgré les qualités premières que j’admire chez un auteur, ici à leur paroxysme : le labeur, la persévérance, la recherche.

Dans une même phrase le narrateur passe du « je » au « il », et ce jusqu’à la dernière page. Une fois ce petit amusement compris on ne s’arrête plus dessus, on oublie ce « il » perturbateur qui parle d’un autre, qui représente le romanesque du récit, qui dialogue avec le « je » reconnu et affirmé de celui qui se livre. Pourquoi pas. Et puis, à cette alternance de sujets s’ajoutent des dialogues, des descriptions, mêlant présent et passé. Au milieu d’une phrase l’auteur décide de convoquer des images d’un ailleurs. En réponse à une question, c’est un personnage du siècle précédent qui prend la parole. Et ainsi de suite. Les époques se renvoient la balle, se mélangent dans le présent de la narration. Car le texte est en fait une longue, très longue, lettre adressée par Adrià, notre héros, à la femme qu’il a aimée. Avant qu’il n’en soit plus capable il prend la plume pour raconter, tout, absolument tout ; de son enfance à son état actuel. Il n’omet rien, sa vie a été féconde, sa pensée est riche, son autobiographie doit l’être.

Adrià est un génie. Enfant surdoué il a très tôt montré des capacités exceptionnelles dans l’apprentissage des langues. Il en parlera neuf. Érudit, intellectuel, passionné, il est un électron libre animé par le goût du savoir. Il possède une mémoire phénoménale, en témoigne ce récit détaillé d’une vie entière que nul autre que lui n’aurait été capable de relater avec autant de foisonnants détails. Le livre s’ouvre sur son enfance, long chapitre de son existence, là où il a tout appris. La suite n’est que l’exploitation de ces années d’enseignements.  Cet âge pose les bases de ce qu’il adviendra. Adrià est un fils mal aimé, surinvesti par ses deux parents, que l’un veut faire humaniste et l’autre violoniste. Ce triangle familial est d’une tristesse lamentable. Peut-on parler d’enfance d’ailleurs ? Adrià est né adulte, il n’a pas eu le choix, confronté dès son plus jeune âge aux injonctions parentales, aux attentes injustifiées, contraint à recevoir la mise de parents parieurs toujours plus généreux ; c’est à celui qui le modèlera le mieux selon ses convictions. Adrià est une charogne pour laquelle deux vautours se livrent un combat sans merci. Comme modèle d’éducation il a eu le pire, celui qui obstrue la fenêtre vers l’avenir et instille une mélancolie tenace. Adrià se cherchera toute sa vie sans jamais se trouver, tâtonnant en quête d’un socle sur lequel se bâtir, enfin.

Deux êtres et un objet représenteront sa trinité, trois tuteurs qui le maintiendront en vie. Il y a son meilleur ami, Bernat, violoniste de talent qui doute sans cesse, il est aussi le plus grand admirateur d’Adrià, lui vouant un amour indéfectible et unique. Sara, bien sûr, l’amour de sa vie. Et enfin un violon inestimable, objet recherché que son père a obtenu dans d’obscures circonstances. Ce violon est le fil rouge du texte, les analepses étant sa biographie : où, quand, comment, pourquoi ? L’instrument causera bien des drames, son étui taché du sang de plusieurs individus en témoigne. L’existence de ce violon, rentré dans la famille par une porte dérobée, apportera à l’héritier Adrià ses plus grands malheurs, il est maudit.

Confiteor est un roman fleuve interminable, à la fois épopée historique, romance, thriller, policier, saga familiale, il peut être tout tant il est disparate. Dans ce chaos il y a pourtant un chemin à suivre, visible par intermittence il se fait discret, mais il existe. Petit à petit l’horizon s’éclaircit, les branches se réunissent dans un même arbre, faramineux. Les personnages des passés s’alignent dans la trajectoire du violon, se passant de main en main le précieux. En parallèle Adrià mène sa vie, au moins le concernant la chronologie est respectée, au gré des nombreuses rencontres représentant autant d’étapes vers un état que je rapprocherais de la sagesse. Mais cette sagesse est le seuil avant la dégringolade qui a un nom, Alzheimer. C’est pour la contrer qu’il prend la plume. Un tel personnage ne peut quitter ses proches sans avoir posé sur papier une bonne fois pour toutes le récit de sa vie. Les épisodes de la maladie sont écrits de la main de Bernat, il raconte le quotidien de son ami, la mémoire le fuit lui qui n’a existé que grâce à elle. C’est cette injustice qui m’a le plus secouée, j’ai été chagrinée face au déclin pitoyable de cette intelligence hors du commun ; alors que tant de pages racontent un homme extraordinaire auquel on est obligé de s’attacher. Mourir à petit feu dans des conditions si lamentables quand on a été au plus haut de la connaissance humaine, il y a de quoi se révolter.

Le travail de Jaume Cabré est colossal, il signe ici le roman d’une vie, que peut-il écrire d’autre après ça ? Il a accompli l’impossible, rassembler en un volume l’équivalent d’une dizaine de romans. C’est un bazar, c’est lourd, c’est énervant, une sorte de caverne d’Ali Baba à fouiller, remplie de trésors. Mais au-delà des efforts que sa lecture a nécessités et des nombreux souffles d’épuisement poussés, quitter Adrià a été une déchirure ; de lui je savais tous les secrets, les ambitions, les regrets. Rarement m’a été donnée l’occasion de connaître aussi profondément un personnage de fiction.

Jaume Cabré m’a rappelé son compatriote Carlos Ruiz Zafon, lui aussi un conteur prolixe. Au-delà de Barcelone qui les rassemble, leurs styles présentent un certain nombre de similitudes, leurs univers sont voisins. Jaume Cabré pousse à l’extrême ce qui était déjà complexe chez Ruiz Zafon, vous serez prévenus. Il abolie les limites du roman.

J’ai pourtant du mal à vous conseiller Confiteor sans amertume. Il m’a plu, il m’a époustouflée, je m’en souviendrai longtemps, mais  je sais qu’il y a plus simple, plus fort, plus beau dans la littérature ; je trouve le prix à payer un peu trop élevé. Si toutefois les challenges ne vous effraient pas, si vous acceptez que la lecture ne soit pas toujours un plaisir ni une balade sur un chemin balisé, alors oui, peut-être, lancez-vous. Dans cette abondance vous trouverez de tout, en plus ou moins grande quantité, de plus ou moins bonne qualité, mais il est certain qu’à un moment donné vous serez happé par cette histoire.

Jamais une critique n’aura paru si maigrichonne par rapport au livre dont il est question, j’ai dû n’évoquer qu’un infime pourcentage de son contenu.

Et vous, ce genre de roman aussi pluriel que bavard vous donne-t-il envie ?

 

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