J’ai souhaité découvrir ce livre, qui se trouvait coincé discrètement dans ma bibliothèque, après celui que je vous ai présenté précédemment, car j’ai trouvé le parallèle intéressant. En effet, il s’agit d’une autobiographie d’une émigrée russe devenue écrivain, ce qui fait trois points communs de poids entre ces deux récits. L’un est extrêmement court, alors que l’autre, celui que je vous présente, est plutôt conséquent. Je dois souligner, chose importante qui a énormément ralenti ma lecture et sa pleine compréhension, que mon histoire intime avec la littérature russe (slave en général) se réduit à une tentative d’approche de Crime et châtiment de Dostoïevski ; roman que je n’ai jamais pu terminer tant il m’a été impossible d’y accrocher. Ce dernier fait partie des rares livres que je me suis vu contrainte d’abandonner. Je suis donc une novice dans cette littérature étrangère qui, dans mon esprit, m’apparaît aussi complexe que les noms de ses écrivains. Ainsi, l’idée de lire la biographie d’une de ses contributrices me paraissait plutôt séduisante pour aborder plus en douceur ce paysage littéraire.

Résumé de l’éditeurOLYMPUS DIGITAL CAMERA

Mieux vaut qu’on le sache : C’est moi qui souligne n’est pas une biographie ordinaire. On n’y trouve ni la complaisance narrative ni l’étalage présomptueux des sentiments à quoi ce genre littéraire expose ceux qui s’y vautrent. Les amateurs de sensations fortes ne seront ici comblés que s’ils ont assez de finesse pour goûter celles de l’esprit. Car Nina Berberova, qui décrit avec une farouche discrétion les actes intimes de sa vie, est en revanche capable des excursions les plus hardies dès lors qu’il s’agit des œuvres et des idées. Elle s’affirme également l’incomparable témoin des grandes convulsions de notre temps. La description de la Russie en proie aux premiers assauts de la révolution, l’élimination inexorable de l’intelligentsia, les affres de l’émigration, l’état de la France quand elle y vient et quand la guerre s’y installe, véritables morceaux d’anthologie, laissent dans l’esprit du lecteur des empreintes profondes. C’était donc cela, se prend-on à dire, saisi par la force du regard.

Mon avis

Je ne vais pas m’attarder davantage, et vais commencer par ce qui a été le plus marquant pour moi, à savoir la lutte que j’ai menée pour terminer ce livre. J’ai, à de multiples reprises, fortement hésité à le reposer, pour le glisser dans ma bibliothèque ni vu ni connu, afin de rapidement oublier cet échec. Mais il faut croire qu’il y avait quelque chose qui m’a fait tenir jusqu’au bout de ces 500 pages d’une densité rare.

Premier élément, et non des moindres, puisque c’est celui qui a le plus freiné ma lecture, mais que je ne peux guère reprocher à l’auteure, il s’agit du nombre incommensurable de « personnages » que comporte ce récit. Disons que Nina Berberova a eu une vie bien remplie, elle a évolué dans des milieux intellectuels hétéroclites, au gré de ses voyages dans diverses villes d’Europe, et a de ce fait rencontré des dizaines et des dizaines de sommités de la culture russe, majoritairement des écrivains. Ce livre regorge de noms slaves, dont il est inutile de rappeler la complexité, rendant impossible, et je pense que cela l’est pour une grande majorité des lecteurs, leur correcte mémorisation. Certes, étant étrangère à ce milieu-là, il m’était d’autant plus difficile de situer les personnages, mais à moins d’être Berberova elle-même, qui d’autre aurait pu recomposer aussi aisément cette grande famille d’intellectuels en tout genre ? Le livre nous présente, afin de nous aider à y voir plus clair, un index de tous les noms que l’on retrouve. Cet index comporte trente pages, je crois que ce chiffre est assez parlant. Voici donc ce qui m’a causé la plus grande difficulté de compréhension et qui a bien failli avoir raison de ma persévérance. Mais je suis plutôt coriace, et malgré  cette nébulosité j’ai réussi à tracer mon propre chemin dans le récit. Car elle en a des choses à dire Nina Berberova, elle ne manque pas d’audace et a une clairvoyance sur sa vie plutôt épatante. Elle réussit à ne pas être trop présente dans son texte, afin de mettre en évidence les personnes qu’elle a admirées de son vivant. Elle a fréquenté divers cercles, a discuté avec tous les grands écrivains russes de l’époque dans des contextes variés,  son livre est comme un dernier hommage à tous ceux qui ont participé à sa vie intellectuelle.

Ainsi, C’est moi qui souligne m’a plu pour plusieurs raisons. L’effacement intelligent de l’auteure d’une part, qui lisse le genre autobiographique en lui ôtant sa prétention et son égocentrisme, qui d’ordinaire ne me plaisent guère. Ensuite, il y a bien évidemment le contexte historique dans lequel elle a vécu. Née à l’aube du 20ème siècle, elle est partie très jeune en exil pour fuir la révolution russe et a assisté aux deux Guerres mondiales. Elle nous raconte de loin, puisqu’elle n’a plus jamais remis les pieds sur sa terre natale, la censure, les régimes totalitaires, la prise de pouvoir de Staline, la condition des intellectuels dans son pays, et l’aveuglement volontaire d’une grande partie de la population (des politiques aux écrivains) face au traitement de la liberté d’expression en Russie.  Elle se confie, dans un chapitre qui diffère des autres par sa structure, puisqu’il est écrit sous la forme d’un journal intime, sur la période de la Seconde Guerre mondiale, la déportation de ses amis les plus proches, sa vie de privation, et l’horreur des bombardements.

Ensuite, il y a la personnalité de l’écrivain, qui transpire à chaque page et qui transcende le récit. Nina Berberova est une femme d’une étonnante indépendance, à la limite de la provocation parfois. Elle est la liberté incarnée, et brise, avec un dédain effronté, tous les codes de l’époque. Elle prend son envol très tôt, en traçant un trait indélébile sur sa famille, sur ses parents, qu’elle n’évoquera plus. J’ai été troublée par ce détachement familial. En effet, elle semble avoir atterri dans sa famille par hasard, sorte de vilain petit canard. Et pourtant, elle ne nous donne guère d’informations nous permettant de clairement saisir cette indifférence viscérale qu’elle entretient à l’égard de ses parents, indifférence qu’il m’a été difficile de concevoir. Cette liberté dans laquelle elle a plongé tête baissée de manière résolue, elle la cultive à tout prix, c’est son petit trésor, ce qui lui est le plus cher. Nina est une femme insaisissable, bien souvent agaçante tant elle nous échappe, et pourtant d’une profondeur d’esprit inouïe. On jalouse ceux qui ont eu la chance de la rencontrer, de croiser son chemin, de discuter avec elle autour d’un café.

Nina Berberova nous livre plus que sa biographie. Elle nous parle, à travers sa personnalité bien marquée et son fort caractère, de ce qui l’a émue, troublée, révoltée, à travers les multiples rencontres qu’elle a eu la chance de faire et les événements auxquels elle a été contrainte d’assister. Elle a menée sa vie comme elle l’a souhaité, sans attache, elle dit d’ailleurs elle-même que le passé lui est inutile (vous noterez la contradiction avec le fait d’écrire sa biographie). Elle est une femme du présent, de l’action; ce genre de femme qui observe plus qu’elle ne parle et qui parvient à extraire la substantifique moelle de toute chose.

Elle nous livre parfois des réflexions piquantes, teintées d’un humour espiègle, que l’on souhaiterait voir plus nombreuses. Mais en assemblant ces bouts de phrases, égrenés par-ci par-là, l’on peut en apprendre un peu plus sur cette femme hors du commun, sur son esprit vif et sa sagacité, qu’elle a entretenus toute sa vie durant. On admire son courage, sa ténacité, sa droiture, et sa persévérance surtout. Mais malgré tout, l’on doute parfois de son bonheur; car cette ébullition de liberté semble camoufler une autre Nina, plus mystérieuse, plus discrète. Aussi, malgré cette culture de l’impertinence, pointe une forme de mélancolie.

Bien sûr certains passages, et ils sont nombreux, m’ont paru bien longs ; notamment lorsque l’auteure s’attarde sur des personnages, que l’on ne croise qu’une seule fois dans le récit mais qui semblent avoir compté dans sa vie. Elle a un mot pour chacun d’entre eux, des mots que je trouve justes, bien que je ne connaisse pas la personne concernée. Est étonnante la liberté que s’octroie l’auteure dans sa manière de parler de ces individus, comme si elle les avait tous côtoyés au quotidien, dans leur intimité la plus profonde, alors que certains ne sont qu’apparus très brièvement dans sa vie. Son regard est perçant, et les secrets ne le restent plus longtemps avec elle tant elle parvient à rompre toutes les carapaces. Je suis totalement incapable, et qui peut l’être d’ailleurs, d’émettre le moindre jugement quant à la véracité ou non de ce qui nous est dit. Mais il s’agit d’un vécu, d’une expérience personnelle, d’un regard, et même si Nina Berberova extrapole, atténue, ou déforme, il n’en reste pas moins qu’elle a un sens de l’observation rare, couplé à une mémoire certainement exceptionnelle.

Cette femme est tellement éloignée de moi, de ma manière de vivre et de penser, que parcourir son histoire a été un cheminement dans inconnu des plus lointains. Je ne me suis jamais aussi peu reconnue en quelqu’un, mais cette expérience a été passionnante. Cette femme impressionne, fascine, fait presque rougir tant elle a l’air sûre d’elle. A présent, je n’ai qu’une envie, celle de me plonger dans ses romans, qu’elle évoque brièvement ici. Je suis curieuse de voir comment une telle personnalité manie la fiction.

C’est moi qui souligne est un livre que j’aurais pu ne jamais lire, comme j’aurais pu ne jamais le terminer. Il nous interroge sur notre propre liberté, sur notre désir d’indépendance et sur les sacrifices que cela suppose. J’aurais adoré être davantage érudite en littérature russe afin de me délecter des anecdotes que l’auteure nous livre sur tous les hommes de lettres qu’elle a rencontrés. Néanmoins, j’en suis ressortie satisfaite et piquée dans ma curiosité. Et pour un livre qui m’évoquait si peu de choses, je trouve que cela est plutôt une réussite.

Et vous, quelle est votre expérience personnelle avec la littérature russe ?

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