Je reviens avec Pierre Lemaitre ; découvert l’année dernière il a rapidement trouvé sa place dans mon cœur de lectrice. Peu de ses livres, en fait un seul, m’ont suffi à porter aux nues cet écrivain. Cependant, il n’a pas échappé à une critique amère au sujet du roman Sacrifices, immense déception. Cadres noirs était le dernier avant de m’attaquer à son nouveau livre. C’est avec un certain degré d’appréhension que j’ai entamé cette histoire, car j’ai eu vent de nombreux avis peu flatteurs ; on m’avait prévenue, Cadres noirs est certainement le moins bon de Lemaitre. Il m’a ainsi été difficile de l’aborder, par crainte d’être plus sévère que la majorité des critiques, ou de ne pouvoir le lire de manière « neutre », en m’ôtant tout a priori de la tête, par crainte aussi de vouloir redorer l’avis général en étant faussement indulgente. Bref, une seconde déception viendrait lourdement déséquilibrer  mon jugement sur Pierre Lemaitre, puisqu’elles deux représenteraient un tiers de mes lectures. Alors, qu’en est-il ?

Résumé de l’éditeurOLYMPUS DIGITAL CAMERA

Alain Delambre est un cadre de cinquante-sept ans usé, et humilié par quatre années de chômage. Aussi quand un employeur accepte enfin d’étudier sa candidature, il est prêt à tout. Trahir sa famille, voler, se disqualifier aux yeux de tous et même participer à un jeu de rôle sous la forme d’une prise d’otages… Dans cette course à la sélection, il s’engage corps et âme pour retrouver sa dignité. Mais s’il se rendait compte que les dés sont pipés, sa fureur serait sans limites. Et le jeu de rôle pourrait alors tourner au jeu de massacre…

Mon avis

Tout d’abord, je dois vous avouer que j’ai achevé cette lecture il y a plus d’une semaine. Alors que d’ordinaire j’aime prendre mon clavier le lendemain, ou dans le pire des cas le surlendemain, j’ai cette fois attendu huit jours. Ce délai pourrait s’expliquer par de multiples raisons, mais je n’en soulève qu’une seule ; j’avais peur de ma critique. En effet, j’ai fui toute tentative d’analyse, j’ai mis de côté l’étude du récit, je l’ai laissé reposer. Il me fallait ce temps pour me pencher objectivement sur Cadres noirs. Car, en tournant la dernière page j’étais dans un état trouble ; si vous m’aviez alors demandé mon avis, j’en aurais été bien incapable, je le suis d’ailleurs toujours, nous allons voir. Ce n’est qu’aujourd’hui, à l’instant où j’écris ces mots, que je me penche sérieusement sur la question. Je ne sais ce qui va suivre, quelle direction mon article va emprunter ; à mes côtés se trouve ledit roman, je le feuillette pour me remettre dans le bain.

En lisant son résumé j’ai été étonnée, car il annonçait un roman totalement différent des précédents, d’un nouveau genre, c’est ce que j’aime chez Pierre Lemaitre, il ne se repose pas sur ses lauriers, ne reste pas dans sa zone de confort mais explore de multiples contrées ; et en littérature je trouve ça absolument délectable. Cet étonnement était donc positif et attendu. Le « jeu de rôle », thème hautement redondant mais traité à la manière Lemaitre supposait un minimum de suspense. Ajoutez à cela une fausse prise d’otages et un personnage sinon dépressif, du moins au chômage depuis de nombreuses années, et pour un cadre dont la femme occupe un poste haut placé cette situation est plus qu’embarrassante, vous obtiendrez une intrigue plutôt fournie et alléchante.

Je m’attendais à découvrir le récit intégral d’un jeu de rôle dramatique, pensant qu’il représenterait le plus gros morceau du livre. Mais ce n’est pas tout à fait l’ambition de l’auteur. Dans un premier temps, une longue entrée en matière nous expose en long en large et en travers la situation « professionnelle »  et familiale d’Alain Delambre, son ras-le-bol, l’explosion imminente de son existence jusque-là « paisible ». Je dois dire que le chômage est ici intelligemment décrit par l’auteur, lui donnant la forme d’une maladie, de celles qui vous rongent à petit feu, annihilant vos forces physiques pour petit à petit s’attaquer à vos ressources mentales. Le lecteur est au cœur de ce drame quotidien, se jouant dans de trop nombreuses familles, où ici le père, Alain, devient inutile, dans une société à tendance patriarcale. Concernant sa femme, nous y reviendront.

Cette introduction, quoique longue, m’a plu. J’ai ressenti, du fait de l’insistance sur sa condition, un début de compassion pour cet homme, qui tente de sortir la tête de l’eau en acceptant des petits boulots insultants pour ses qualifications, ses diplômes, son expérience. Puis, arrive enfin le tournant décisif de l’histoire, mais il se déroule d’une manière que nul n’aurait pu prévoir. À ce moment-là, le lecteur est invité à faire une croix sur le Alain d’avant, cet homme affaibli et usé. Je ne sais si je dois vous révéler la tournure des événements, je vais tout de même m’en abstenir, puisqu’elle est assez inattendue pour mériter d’être préservée. À partir de là donc commence la seconde partie du livre, mais elle annonce le déclin de mon intérêt pour l’histoire. Alain Delambre se retrouve incarcéré, suite à la fameuse prise d’otages fictive, et pour des raisons que je ne vous dévoilerai pas, il est dans l’attente de son procès.

La nouvelle orientation de l’intrigue marque le clivage du roman. Le lecteur devra s’adapter à de nouvelles problématiques, de nouveaux personnages, un rythme ralenti et des perspectives autres. Or le livre est dense, aussi, l’impression de démarrer une histoire en cours de route m’a fortement déplu. À la rigueur, la première partie me satisfaisait amplement avec une tension crescendo dans laquelle j’ai reconnu Lemaitre ; il se concentre sur son héros, Alain, nous l’expose sous tous les angles, le décortique minutieusement pour nous dévoiler un être aux multiples fragilités. Cependant,  le héros attendrissant, dans lequel vous reconnaîtrez être un ami, un voisin, une connaissance éloignée, devient un homme  absolument détestable, immoral, intéressé et déconnecté de toute réalité hormis son propre profit. Lemaitre a voulu jouer avec les faiblesses causées par une situation somme toute banale, le chômage, pour attribuer à son personnages principal des caractéristiques effrayantes nous faisant douter que celui-ci ait pu réellement être un jour un bon père de famille, un directeur des ressources humaines compétent et un mari aimant, tous ces attributs étant largement peints dans la première partie. Voici donc ce qui pèche dans cette histoire, ce qui sonne faux, la psychologie du personnage ; alors même que l’auteur s’efforce de nous en donner une représentation complète, mais peu réaliste. Alain Delambre, homme auparavant nerveux, à fleur de peau, misérable et éprouvé, fait preuve d’un tel détachement face à son destin qu’il devient un véritable sociopathe. Les deux figures sont extrêmement bien détaillées et étudiées, des personnalités crédibles et riches, mais je ne peux croire qu’elles puissent se succéder chez un même homme à quelques semaines d’intervalle. Pour renforcer la folie du personnage, il y a sa femme et ses deux filles, personnages aussi fixes que lui est instable, elles ont le mérite de voir en lui le père plus que le chômeur, mais leurs réactions sont tout aussi incompréhensibles ; la mère oscille entre la naïveté et l’aveuglément volontaire, soutenant coûte que coûte son misérable époux, et les deux filles ont des comportements adolescents.

Cadres noirs est un roman singulier, il ne se rapproche d’aucun autre de l’auteur, mais de cela, il nous a habitués. Je reste néanmoins perplexe après sa lecture. J’applaudis le travail de l’écrivain ; il triture un unique personnage comme il sait le faire – voici donc le point commun à ses récits ? – mais cette fois-ci il s’y perd ; dans un roman trop long, trop dense, à l’intrigue plurielle et  s’étalant sur des rythmes divers c’était le risque majeur. Alain Delambre semble ne pas suivre sa propre histoire,  qui va trop vite pour lui, il évolue en décalage avec les événements le concernant, sa personnalité est insaisissable car les contextes pour nous la présenter sont aussi nombreux que discordants ; en définitif le lecteur suit un individu dont il ne comprendra ni la pensée ni la logique d’action. De plus, est à noter l’absence de réel final, un dénouement pouvant éclaircir le flou planant sur le personnage,  celui-ci poursuit une route invisible, confuse et décousue.

Ce constat me peine beaucoup mais Cadres Noirs n’est pas une réussite.  L’ambition de Pierre Lemaitre était peut-être inatteignable, car en prenant de la hauteur sur la globalité de son intrigue l’on se rend compte qu’elle est difficile à mettre en place en respectant une certaine cohérence. Ceci est fortement dommage alors que l’idée initiale était suffisante, deux ingrédients épicés pour constituer un récit délicieux ; un chômeur au bord de la rupture et un jeu de rôle en guise d’entretien d’embauche. Je vais malgré tout lire Trois jours et une vie car je sais ce dont l’auteur est capable.

Et vous, avez-vous déjà lu cet auteur ?

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