Ce livre n’aurait jamais dû se retrouver entre mes mains si je n’avais pas pénétré cette petite braderie du Mans (ville absolument charmante), si je n’avais pas décidé de farfouiller dans les piles de livres, si le titre du livre en question n’avait pas accroché mon regard uniquement parce qu’il comporte le nom de Balzac, et si le prix de l’objet n’avait pas été si dérisoire. Bref. N’en ayant jamais entendu parler, et ne me tournant jamais vers la littérature asiatique, il y avait peu de chances que je lise un jour ce roman qui, je me suis par la suite renseignée, semble tout de même assez connu, et réputé. Il a d’ailleurs été porté au cinéma.

Extrait

« Nous nous approchâmes de la valise. Elle était ficelée par une grosse corde de paille tressée, nouée en croix. Nous la débarrassâmes de ses liens, et l’ouvrîmes silencieusement. À l’intérieur, des piles de livres s’illuminèrent sous notre torche électrique ; les grands écrivains occidentaux nous accueillirent à bras ouverts : à leur tête, se tenait notre vieil ami Balzac, avec cinq ou six romans, suivi de Victor Hugo, Stendhal, Dumas, Flaubert, Baudelaire, Romain Rolland, Rousseau, Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, et quelques Anglais : Dickens, Kipling, Emily Brontë…Quel éblouissement ! Il referma la valise et, posant une main dessus, comme un chrétien prêtant serment, il me déclara : « Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera plus jamais une simple montagnarde. » »

Mon avis

C’est amusant comme en ne misant rien dessus, en n’étant absolument pas au fait de l’histoire, l’on peut s’attacher à de petits détails d’ordinaire insignifiants, s’émouvoir pour de petites choses, se laisser guider aveuglément par de drôles de personnages ; comme l’on confierait sa route à de parfaits inconnus.

Ce roman a été pour moi une rencontre absolument merveilleuse, une parenthèse enchantée (quoique pas si enchantée que cela) dans ce que j’ai l’habitude de lire ; une petite bulle renfermant un trésor. Le genre d’histoire que l’on a envie de garder pour soi tant elle est pleine de tendresse, tant elle est simple et semble nous parler à titre personnel à nous, lecteurs pourtant pluriels.

Dai Sijie est avant tout un cinéaste, mais dans ce roman rien, absolument rien ne révèle la véritable identité de l’écrivain. L’on croirait un livre sorti tout droit d’un esprit habitué à manier les mots, à retranscrire l’imaginaire sur papier. Ce ressenti est celui d’une lectrice occidentale à la culture littéraire et cinématographique assez étroite en matière de frontières géographiques.

Balzac et la Petite Tailleuse chinoise nous raconte l’exil de deux garçons, condamnés à être rééduqués selon la dictature communiste de l’époque ; nous sommes dans les années soixante-dix. À demi-orphelins car se retrouvant éloignés pour un temps indéfini de leurs parents, « ennemis du peuple », le narrateur et Luo construisent dans ces conditions difficiles, à présent perdus dans la montagne auprès d’un peuple rural et grossier, une amitié sincère et fidèle portée par leur désinvolture, leur espérance et leur espièglerie.

Ces deux garçons ont en commun une curiosité et une vivacité d’esprit qui leur font ne jamais baisser les bras et chercher en tout un sens, un but, un plaisir. Ils aiment le beau, l’esthétique, sont considérés là-bas comme « intellectuels » et, au regard de gens non instruits, rustres et austères, apparaissent comme lumière et érudition.

Leur existence est décrite avec beaucoup de légèreté, d’indulgence et un humour charmant et délicat. L’auteur tait le sombre, ne s’étale pas dans la misère, mais préfère vernir son récit d’un ton très doux qui atténue l’horreur de cette époque pour le peuple chinois. Le lecteur oublie presque le contexte pour se concentrer sur les péripéties de nos jeunes adolescents en plein trouble émotionnel.

Leur quotidien répétitif prendra un tournant décisif à la suite de deux événements. Le premier est la découverte d’une valise secrète dans laquelle reposent, telles des reliques interdites, des livres occidentaux, principalement ceux de grands écrivains français du 19e siècle (il ne m’en fallait pas plus). Le second est la rencontre avec une jeune fille de la montagne, couturière auprès de son père qui crée les tenues des habitants des villages alentours. Luo en tombe fou amoureux, quant au narrateur l’on ne sait véritablement les sentiments que lui inspire cette jeune beauté, mais il semblerait qu’il range ses émois de côté pour laisser son complice obtenir le beau rôle auprès d’elle.

Nos deux jeunes gens s’abreuvent auprès des livres, trouvant là une nourriture spirituelle qu’ils partagent à ceux qui souhaitent bien les écouter. Ils retranscrivent à leur manière les plus grands romans, en font des histoires du soir, les murmurent depuis leur lit avant que les yeux ne se ferment. Ils savent pourtant qu’être en possession de tels papiers représente un risque immense, qu’ils encourent la prison ou pire encore. Mais l’appel du savoir est plus fort. Car une fois découverte la richesse de la littérature, étrangère pour eux mais si commune pour nous, il leur est difficile d’y résister.

Ils vont alors se faire un devoir, celui d’instruire la petite tailleuse afin de l’élever, de la sortir de son univers pittoresque où l’écrit ne vaut rien, où seule compte la parole proférée à haute voix ; et encore. La jeune fille est subjuguée, par Balzac surtout, comme pour son ami Luo cet écrivain surpasse tous les autres. Et entre deux lignes récitées, ils vivent leur histoire d’amour devenant bien vite charnelle.

Ce récit peut se comprendre comme la traversée d’une adolescence, soutenue par une histoire d’amitié entre deux jeunes garçons qui auraient pu être frères tant ils se ressemblent, entre les premières turbulences amoureuses et la quête d’un ailleurs, ailleurs de mots à travers les textes anciens, et l’ailleurs inatteignable qu’est la réinsertion dans la vie « normale », hors de cette prison verte lénifiante et si pauvre pour un enfant de dix-sept ans. Ou bien, ce récit peut seulement être celui d’un éveil à l’art, à la culture, au beau, que chacun finalement expérimente à sa manière, voulant faire sien tel livre, choisissant tel écrivain qui deviendra sa référence. Car entre les partages et les discussions, il y a un espace intime, où il est difficile de faire entrer l’autre. C’est dans ce creux où l’interprétation ne peut qu’être individuelle que le mal va pénétrer, que la chute se profile. Car la petite tailleuse ne va pas s’instruire comme l’aurait tant souhaité Luo, non, Balzac va lui inspirer d’autres rêves, plus terre-à-terre, bien loin de l’univers de réflexion dans lequel voulait la plonger son amant.

La fin de ce roman est d’une tristesse sans fond, elle est un crève-cœur, venant faire s’écrouler comme un château de cartes le monument de rêve et d’espoir construit minutieusement. Elle est une barrière apposée avec une violence inouïe sur le merveilleux du récit, elle est un « stop » sans transition, sans aucun pointillé laissant la porte ouverte à une évolution, non. Ce final est un drame qui m’a glacé le sang.

En refermant Balzac et la Petite Tailleuse chinoise je suis sonnée. En effet, j’ai vécu une petite balade charmante et mignonne pleine de bons sentiments et de rencontres amusantes, sur fond de littérature, d’une littérature que j’affectionne tout particulièrement, et d’amitié. Mais quand vient l’heure de quitter les personnages, je découvre un nouveau décor, où toute l’obscurité qui avait été mise de côté est exposée dans une scène poignante et douloureuse qui m’a fait mal et m’a anéantie. Tout ceci n’était donc qu’un rêve, une utopie condamnée à fondre comme neige au soleil. Qu’en est-il de nos joyeux personnages ? Sont-ils donc interdits de toute illusion ? Que deviendront-ils s’ils ne peuvent expérimenter le monde qu’à travers le travail et la soumission aveugle, eux, ces petits « intellectuels » dont toutes les sociétés ont besoin ? Le message transmis par l’auteur est en cela affligeant.

Néanmoins, ce roman réussit la prouesse de vaciller d’un optimisme fou à un pessimisme radical en très peu de pages, laissant le lecteur désorienté, pris de vertige et écœuré, tout en préservant sa spontanéité, sa beauté et sa simplicité. Aurais-je préféré un autre final plus en phase avec l’état d’esprit vers lequel m’a dirigée l’histoire initiale ? Oui, mais alors ce roman se serait certainement éteint de ma mémoire bien rapidement…

Et vous, connaissez-vous ce roman ? 

 

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