J’ai découvert Pierre Lemaitre avec le roman Travail soigné, que j’avais particulièrement apprécié. Il est le premier d’une série de plusieurs livres, qu’il faut d’ailleurs que je reprenne au plus vite. Mais avant cela, je souhaitais absolument lire le roman qui a fait découvrir l’auteur au grand public, celui qui lui a permis de recevoir le prix Goncourt en 2013,  Au revoir là-haut. Je savais qu’il serait totalement différent du précédent, et cela s’est rapidement confirmé. Qu’il s’agisse du genre, du thème ou même du style d’écriture, difficile de se dire que l’on a affaire au même écrivain. C’est toujours fascinant lorsqu’un auteur parvient à être à l’aise dans des genres distincts…

 

Résumé de l’éditeur

Rescapés du premier conflit mondial, détruits par une guerre vaine et barbare, Albert et Edouard comprennent rapidement que le pays ne pourra rien faire pour eux. Car la France, qui glorifie ses morts, est impuissante à aider les survivants. Abandonnés, condamnés à l’exclusion, les deux amis refusent pourtant de céder à l’amertume ou au découragement. Défiant la société, l’Etat et la morale patriotique, ils imaginent une arnaque d’envergure nationale, d’une audace inouïe et d’un cynisme absolu.

Mon avis

Au revoir là-haut fait indéniablement partie de mes coups de cœur de l’année 2015. Je l’ai ardemment dévoré, engloutissant les pages à une vitesse folle pour finalement refermer le livre en constatant que j’avais entre les mains un chef d’œuvre. Car ce roman est de ceux qui s’immiscent dans votre vie pendant la lecture, mais encore après, laissant une trace indélébile dans votre esprit et votre mémoire.

C’est une histoire tout simplement incroyable que l’auteur tisse au fil des pages. Une histoire comme j’en ai rarement parcouru dans la littérature contemporaine. Du genre qui vous fascine par les secousses émotionnelles qu’elle provoque, par la violence des thèmes abordés elle-même amplifiée par la singularité de ces derniers, par l’ampleur figurative des personnages. Dans ce livre, l’auteur aborde la reconstruction des soldats après la Première Guerre mondiale, avec l’infinité de sous-thèmes que ce terme regroupe. Ainsi, le lecteur se retrouve immiscé dans la délicate transition entre la vie sur le front et le retour au quotidien civil pour les survivants. Il m’est difficile d’en parler car je me suis retrouvée confrontée, face à ce récit, à une naïveté qui m’était jusqu’alors méconnue. J’ai reçu une immense claque, faite d’une palette d’émotions tels une profonde empathie, un attachement puissant aux personnages principaux et une immense colère. J’ai pu ressentir la petitesse de ma position mêlée à une sorte de bêtise enfantine devant l’intrigue monumentale qui nous est présentée, car celle-ci vous engloutit dès les premières pages.

Le récit commence à la veille de l’armistice, quand Albert se retrouve piégé dans un trou d’obus par le détestable lieutenant Pradelle, lors d’une dernière offensive contre les Allemands. Enterré vivant il va faire une rencontre qui va bouleverser sa vie, en plus de la lui sauver. Un jeune homme gravement blessé, Edouard, lui vient en aide. C’est une rencontre explosive, aux conséquences insoupçonnées, dans laquelle vient déjà percer les liens d’une amitié inexprimable, mue par un secret partagé, dans un contexte trouble au sortir d’une guerre désastreuse. Car Edouard est une gueule cassée comme il y en a des milliers ; un trou béant surmonté d’une paire d’yeux remplace ce qui était avant un visage. La description physique de cette partie de son anatomie est maintes fois répétée dans le récit, elle est violente, crue, dérangeante, mais l’on a du mal à se représenter ce « visage », si ce n’est par ce vide rougeâtre et douloureux. Le hasard, ou le destin, place ainsi deux êtres, qui ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, sur un chemin qu’ils devront partager. Ceci marque la fin d’une longue période de sacrifices patriotiques mais le début d’une autre, non moins difficile. Une page de leurs vies se tourne, un nouveau chapitre s’ouvre, ou plutôt un nouveau livre, tant l’avant et l’après-guerre n’ont plus rien de semblable. À eux deux ils vont tenter de reconstruire un ersatz de vie, en souterrain, cachés de tous.

La force de ce roman réside dans la relation intime qui se noue entre Albert et Edouard. En réalité, elle ne semble pas connaître de réelle évolution, dans le sens où elle nous est présentée dès le départ comme allant de soi. D’ailleurs, elle ne répond à aucun code de l’amitié comme on l’entend. Chacun se sent le devoir d’être auprès de l’autre, comme un pacte secret, un non-dit apparu dès leur rencontre et dont ils ne peuvent se défaire. Leur amitié repose sur le fait que l’un a sauvé la vie de l’autre ; l’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais en remerciement Albert se doit de prendre en charge la nouvelle existence d’Edouard, marquée par la difficile acceptation de son visage. Il en fait sa croix, se démène à la tâche quitte à négliger sa propre reconstruction. Cette quête devient sa force, son élan vital, son unique but, après cette guerre dont personne n’ose plus parler.

La complexité de la relation unissant les deux garçons fait qu’il est bien difficile d’en parler hors de son contexte. L’auteur n’use d’aucun sentimentalisme dans la manière dont il l’expose, je dirais même qu’il la fait vivre de manière plutôt crue, parfois même cruelle. Il y a peu de dialogues puisque Edouard ne peut s’exprimer que par écrit. Mais l’auteur parvient à faire ressortir le sublime de cette amitié totalement improbable – celle de deux individus que tout oppose – dans des attentions et des gestes qui suffisent à en saisir la force. Ils sont des êtres errant dans un monde qu’ils ne reconnaissent plus et qui semble ne plus vouloir d’eux ; exclus de la société ils se retrouvent en marginaux. J’ai craint parfois que leurs liens ne résistent à la brutalité de leur mode de vie, mais ils sont si sincères, si purs, si dénués de fausseté, qu’ils en sont indéfectibles.

Le sujet des gueules cassées, particulièrement sensible, douloureux voire dérangeant, est ici abordé sans surenchère, dans un réalisme simple. La souffrance d’Edouard est palpable, sa douleur physique transpire à chaque page, s’accompagnant d’un trauma psychologique plus discret mais omniprésent. J’ai été touchée par le personnage d’Albert, par sa naïveté, son acharnement à faire vivre son ami, sa maladresse parfois, sa présence quotidienne. Il a tantôt le rôle d’une mère, tantôt celui d’une infirmière, pansant les blessures comme il le peut.

Le personnage d’Edouard est, lui, d’autant plus marquant et bouleversant, que la monstruosité de son apparence vient faire un pied de nez à celui qu’il était « avant » ; un jeune homme élégant, issu d’une riche famille bourgeoise, maniéré mais non moins déluré, dessinateur talentueux, d’une vitalité débordante, mais renié par un père aux yeux de qui seules les ambitions pécuniaires n’ont de grâce. Ce père s’avère être un personnage clef de l’histoire, magnifiquement composé et dont les traits s’assouplissent au fil des pages. La relation qu’il entretient avec son fils Edouard est l’une des énigmes de ce récit tout en étant l’un de ses pivots.

Les relations fortes décrites dans ce livre ne se cannibalisent pas, au contraire elles se subliment entre elles. Présentées en négatif, il leur manque à toutes un élément fondamental ; entre Edouard et Albert c’est le langage qui fait défaut, entre Edouard et son père c’est la présence physique, celui-ci croyant son fils mort au combat, entre Albert et sa mère c’est une réalité car cette dernière n’intervient qu’à travers des répliques lointaines pour commenter les actes de son fils. Quelle existence a cette mère, qui est-elle ?

Concernant l’intrigue en elle-même, le résumé présenté évoque une arnaque préparée par nos deux camarades. Je tiens néanmoins à souligner que cet élément de l’histoire apparaît tardivement dans le livre. Il n’en est pas le fait le plus marquant, du moins je ne dirais pas que l’intrigue repose là-dessus, contrairement à ce que nous laisse présumer le résumé. L’intrigue est clairement orientée par la présence au premier plan du lieutenant Pradelle, à l’origine du malheur d’Edouard et Albert, et qui, une fois la guerre finie, va faire commerce des tombes des soldats afin de s’enrichir sur le dos des familles éplorées. Cette histoire est inspirée du scandale des exhumations militaires. C’est laid, c’est abject et difficilement concevable.

Pierre Lemaitre nous parle d’un après-guerre à peine moins tragique que la guerre en elle-même. Il nous dit que la fin d’un conflit de cette ampleur ne signe pas forcément un retour immédiat à un état de paix et de gaieté ambiante. Il y aura toujours des personnes mal intentionnées pour profiter des situations les plus dramatiques, car l’on peut faire commerce de tout, même du malheur. L’auteur nous peint un après-guerre morose que l’on ne retrouve pas dans les livres d’histoire, eux qui se contentent bien souvent d’apposer un point final au jour de l’armistice. C’est une histoire de l’après que nous dévoile ce roman, celle d’une reconstruction, d’un vivre avec ce qui doit être tu.

Au revoir là-haut est d’une richesse inouïe, c’est un livre qui vous suivra longtemps tant il est difficile de s’en défaire. L’intrigue est prodigieuse, les personnages singuliers et les relations d’une finesse rare. Il y aurait tant à en dire que j’ai bien peur que ma critique paraisse insignifiante. Ce roman est tout simplement sublime, merci Pierre Lemaitre pour ce chef d’œuvre.

Et vous, l’avez-vous lu ? Vous a-t-il autant conquis que moi ?

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